Le dîner-débat avec Xavier Emmanuelli
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– Le texte de présentation de Mme Cécile Renson
– un entretien avec X.EMMANUELLI, publié sur directions.fr, le site des directeurs et cadres du secteur social et médico-social
– des informations sur l’association Les transmetteurs, créée en 2015 par X.EMMANUELLI
– Les photos de la soirée
Intervention de Mme Cécile Renson
Mon cher Philippe,
Tu me demandes de présenter Xavier Emmanuelli, président fondateur de l’Association des Transmetteurs, cette belle association dont les statuts ont été déposés au Journal Officiel le 1er octobre 2005, imaginée avec Suzanne Tartière afin de créer une réserve de médecins et autres professionnels de la santé retraités, mobilisables à tout moment.
La tourangelle devenue médecin anesthésiste, conseiller de Paris par surcroît, a eu vent de la création de cette association.
Et, traumatisée par la canicule mortifère survenue deux ans plus tôt, alors que les médecins n’étaient pas légion à Paris en cette période de vacances, c’est alors que j’ai rejoint Les Transmetteurs, bien avant ma cessation d’activité, et que j’ai rencontré… Xavier Emmanuelli.
Je crois l’approcher souvent, voire le raccompagner en voiture et bavarder à bâtons rompus. Me croirez-vous ? je le découvre à chaque fois….
– ou il me découvre un trait de son caractère très inattendu,
– ou il m’expose une idée nouvelle mais toujours orientée dans le même sens…
Qui irait imaginer que ce Commandeur de la Légion d’Honneur, Grand officier de l’ordre national du Mérite, fils de médecin corse, a longtemps hésité entre la philosophie et la médecine, puis, carabin, il pense s’être trompé de voie, et grand admirateur de Dubout, il passe son temps à dessiner, conseillé par Cabu à vendre ses œuvres, et à devenir dessinateur occasionnel à Hara-Kiri. J’ai d’ailleurs découvert ce talent lors de sa récente dédicace de la BD La chronique du 115.
À propos de BD, j’ai appris que les fondateurs du journal Pilote lui avaient proposé de les rejoindre…Bref, en deuxième année de médecine, et trois ans plus tard, il se passionne toujours pour le dessin, le jazz, et ce que j’ai découvert il y a 48 heures, pour le cinéma. Ne m’as-tu pas fait quelques confidences concernant cette bande d’amis : Godard, Truffaut, Resnais, Téchiné ?
Enfin, médecin, spécialisé en neurophysiologie, sursitaire, Xavier Emmanuelli effectue son service militaire à 27 ans . Il rêve de pays lointain, et… est affecté au Service de santé des Armées, au Jardin des Plantes à Paris où on menait des recherches sur les radiations et leurs effets sur les scorpions et les araignées. Il paraît que depuis, il adore les épeires !
Puis médecin de marine marchande, il navigue pendant deux ans de par le vaste monde où il est confronté à des urgences médicales et des opérations de sauvetage qui lui font imaginer la création d’une Équipe mobile d’intervention et de réanimation, l’EMIR…
Ensuite, il part exercer à Freyming –Merlebach dans le service d’urgence de l’hôpital des Mines où il monte un service d’hémodialyse qui fonctionne encore.
Il quitte la Mine et décide de faire de l’urgence la grande cause de sa vie. Pour ce faire, notre militant communiste cherche un maître de gauche. Ce sera Huguenard au CHU Henri-Mondor de Créteil. Qui est en train de monter le SAMU 94, un des premiers Service d’Aide Médicale d’Urgence. Xavier dira de lui : « si Huguenard nous avait dit : saute par la fenêtre, on l’aurait fait à pieds joints, tellement il nous apportait ».
Dans cette ambiance en 1970, il fait partie des urgentistes qui ont voulu mettre en place une cellule de veille, jour et nuit, avec un numéro d’appel universel et gratuit, « le 15 », avec des équipes de régulateurs spécialisés et des vecteurs pour aller au-devant des victimes.
Et voilà Xavier au milieu de jeunes médecins rêvant de fraternité et de révolution qui constituent un Groupe d’Intervention Médicale et Chirurgicale en Urgence, le GIMCU précurseur de MSF, laquelle naît le 22 décembre 1971, suivie par les journalistes du magazine Tonus. Il y consacrera 23 ans de sa vie, parcourant le monde du Cambodge au Salvador en passant par l’Afrique. MSF obtiendra d’ailleurs le prix Nobel de la Paix en 1999.
En 1987, il fait un séjour à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, ….comme médecin-chef, en pleine épidémie de toxicomanie IV et de Sida. Il doit informer les surveillants sur le Sida-prison.
Puis, nous le retrouvons médecin à la Maison de Nanterre, dépôt de mendicités, où la police déversait les clochards. Et là, Xavier pense qu’on peut projeter dans le monde du « social » la méthode de l’urgence, développée par le SAMU : entrer en contact, faire un bilan, convaincre, encourager ces gens et les transporter, avec leur accord, vers des centres d’hébergement dignes.
Il rencontre alors Jacques Chirac, maire de Paris, initiateur de la carte Paris-Santé qui lui dit : « Toubib, on va le faire, votre Samu social …C’est impossible qu’il y ait, à notre époque, des gens qui soient illégitimes dans notre société»… Et voilà la naissance du « 115 » que Xavier Emmanuelli dirigera de 1993 à 2011.
Et lorsque Jacques Chirac est élu Président de la République, tout naturellement, il lui propose d’être Secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence, auprès du Premier Ministre , Alain Juppé (18 mai 1995- 2 juin 1997).
Après l’attentat de la station du RER Saint-Michel, le 25 juillet 1995, il crée les cellules d’urgence médico-psychologique avec l’aide du grand psychiatre, ancien médecin militaire, le général Louis Crocq.
En 1998, il fonde le Samusocial international pour corriger l’abandon, la solitude et l’exclusion, drames engendrés par les mégapoles et leur cortège de chômage, de misère, de survie… Quatorze grandes villes au monde accueillent des Samusociaux et traitent les problèmes des enfants des rues, premières victimes de l’exclusion, comme est venu nous l’expliquer lors d’un Grand entretien, son grand ami Olivier Douville.
Et en 2005, il crée l’Association les Transmetteurs, répondant peut-être à l’invitation de Platon dans le Banquet « Transmettre et éduquer la jeunesse », voilà deux conditions du bonheur. Pour Xavier Emmanuelli, « la retraite n’est pas la cessation d’activité. Au contraire , c’est la transmission d’une expertise ».
Les Transmetteurs ont un triple rôle : renforcer, transmettre et initier.
Renforcer la Mairie de Paris lors du Plan Chalex (Chaleur extrême) en assurant, en partenariat avec la Direction de l’Action Sociale, de l’Enfance et de la Santé, une régulation médicale, et dans les périodes dites de Grand Froid, dans le cadre du Plan d’Urgence Hivernale, en proposant des consultations dans l’un des 12 gymnases réquisitionnés pour héberger les personnes de la rue.
Renforcer la CUMP de Paris pour prévenir les conséquences des traumatismes psychiques des personnes impliquées dans des événements graves.
Renforcer les Services d’Accueil des Urgences, à l’Hôpital Bichat, à Robert Debré, et depuis peu à l’HEGP avec le Dr Françoise Courtois,
Renforcer les consultations médicales au sein du CASP (Centre d’Action Social Protestant) qui accueille les personnes ayant des difficultés d’ordre social, juridique, matériel et économique.
Renforcer le SAMU en incluant le « social » dans la réponse aux appels du « 15 ».C’est l’EMU (Équipe Mobile d’Urgence).
Les transmetteurs étudient les dossiers des 30% d’appels des personnes isolées en difficulté sociale ou psychologique, ils leur téléphonent, se déplacent à leur domicile, grâce à une superbe voiture électrique prêtée par EDF.
Transmettre, en formant aux gestes d’urgence selon une méthode pédagogique imaginée par le Dr Tartière. C’est FO.UR MI (FOrmation URgence Minimum) pour apprendre au grand public les bons réflexes en cas d’urgence jusqu’à l’arrivée des secours spécialisés. Les Transmetteurs interviennent ainsi lors d’événements publics Famillathlon, journées portes ouvertes… dans le cadre d’associations, à la demande d’établissements scolaires, de comités d’entreprises, ou lors d’Ateliers santé ville, comme celui de Créteil particulièrement actif grâce à notre amie le Dr Françoise Beaujean qui aborde des sujets variés : le bon comportement alimentaire, la prévention de maladies infectieuses, la contraception…
Transmettre, en présentant l’expérience et les réflexions acquises tout au long de leur parcours professionnel des Transmetteurs aux jeunes préparant le baccalauréat professionnel au sein de filières sanitaires et sociales et dans la formation de futurs aides-soignants. Ces lycéens viennent passer deux jours à Necker, dans les locaux du SAMU. Cette formation, intitulée « Sensibilisation aux techniques d’approche des personnes fragiles et fragilisées » complète l’enseignement défini par l’Education Nationale et des conventions de partenariat ont été signées entre les Transmetteurs et les académies de Créteil, Paris et Versailles.
Enfin initier… dans le cadre de son combat contre toutes les formes d’exclusion, le Dr Xavier Emmanuelli a mis en place en 2017 un Institut de formation aux métiers d’accompagnement du grand âge. Cet Accompagnement au Domicile des Personnes à Fragilités Multiples (personnes âgées isolées, personnes handicapées) se déroule sur 12 semaines au sein de la Faculté de médecine Paris Descartes, dans les murs du Laboratoire d’Ethique Médicale et de Médecine légale. Ces 420 heures de formation d’une dizaine de professionnels désirant parfaire leur pratique ont donné un résultat tout à fait spectaculaire…
Mais je vais m’arrêter là, car j’ai l’impression que Xavier a déjà d’autres idées en tête.
Cependant, toutes se cristallisent autour de la lutte contre l’exclusion, car son credo, c’est l’attention prêtée à l’autre qui nous dit « aime-moi ». Oui je crois que sa motivation, sa transmission c’est la bienveillance. Ne compte-t-il pas Mathieu Ricard au nombre de ses amis ?
Oui, Xavier Emmanuelli incarne à lui tout seul deux principes :
– celui du disciple d’Hippocrate dont la devise « guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours »,
– et celui du chrétien : « Aimez-vous les uns les autres ».
Amen.
Cécile RENSON
Entretien avec Xavier Emmanuelli « L’urgence a été ma ligne de conduite »
Fondateur du Samu social de Paris en 1993, Xavier Emmanuelli vient de quitter la présidence du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD). À l’actif notamment de ce médecin et ancien secrétaire d’État, l’avancée du droit au logement opposable (Dalo). Il revient sur son parcours et les moteurs de son engagement.
Vous avez cofondé Médecins sans frontières, été secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence, créé le Samu social de Paris…. Quelles valeurs vous ont porté et irriguent votre engagement ?
Xavier Emmanuelli. À vrai dire, je suis d’abord médecin clinicien. Fils de généraliste, j’ai commencé ma carrière par des remplacements à la campagne. J’étais au cœur de la vie des gens : même si j’étais jeune, ceux que je soignais me prenaient à témoin. Ils n’attendaient pas des réponses définitives, mais des explications : sur leur misère, sur la vie, la mort, la sexualité… Il n’y avait bien entendu pas Internet. Et quand bien même. À leur « pourquoi », le médecin devait apporter quelque chose de plus, de l’ordre du monde des symboles. Les généralistes n’avaient pas qu’une fonction de diagnostic et de traitement ; ils assumaient aussi des missions de médiateur familial, social, d’accompagnant fraternel et un peu de chaman !
Ensuite, professionnellement, j’ai été intéressé par l’urgence. Au moment où démarrait le Samu, je suis devenu anesthésiste-réanimateur. Depuis, l’urgence a été ma ligne de conduite. En même temps que je faisais ma spécialité, nous avons fondé Médecins sans frontières, passant ainsi de l’urgence individuelle à l’urgence collective. Et là j’ai fait de prodigieuses rencontres. Au-delà de la technicité de nos métiers, nous sommes confrontés à des destins collectifs tragiques. C’est toujours aux mêmes qu’il arrive les mêmes choses : les vieux, les femmes, les enfants… J’ai été un privilégié d’être à ces avant-postes. Parce que, quand les gens angoissent pour leur vie, qu’ils soient chaudronniers ou polytechniciens, il n’y a plus de place sociale. La souffrance fait qu’on nous dit tout : il y a un instant de vérité dans la douleur.
Et en particulier dans l’urgence ?
X. E. La vérité, on ne l’a que dans l’urgence qui apporte la clé. Protocoles, procédures, formules de politesse… Tout cela saute. En outre, la problématique psychosociale m’intéressait beaucoup. Alors j’ai lu. Je suis très influencé par l’École de Chicago, cette microsociologie et anthropologie de la vie quotidienne, structurée autour de quatre fondamentaux que sont le rapport au temps, à l’espace, au corps et aux codes.
Et puis pour moi, l’altérité, c’est toujours fascinant. Si en plus on peut faire quelque chose pour apaiser, alors… Mais je n’aurais certainement pas parlé comme cela quand j’avais 30 ans ! C’est à la fin de ma carrière et de ma vie que j’ai cette sorte d’indulgence. Au fond qu’est-ce qui me pousse ? Pas si facile à dire. Mais les raisons qui font que je me suis engagé, c’est que j’avais un savoir médical, une pratique, des connaissances. Et surtout j’avais un cœur d’artichaut.
Vous parlez avec beaucoup de sérénité. Pourtant, on aurait pu imaginer, suite à votre démission en 2011 du Samu social de Paris, de l’aigreur ou de la colère ?
X. E. De la colère à mon âge… À l’époque, tout le monde a voulu croire que ma démission était en réaction à la baisse des budgets. Mais bien sûr, ce n’était pas que cela. Le Samu social de Paris est un « enfant » du Samu, dont l’idée-force est d’aller aux devants des victimes de grands fléaux. J’avais travaillé à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, puis à Nanterre où la brigade d’assistance pour les personnes sans-abri amenait les clochards ramassés dans la rue. Je connaissais bien la clinique de l’exclusion. La doctrine du Samu social ? L’urgence comme méthode pour sortir de l’urgence sociale, comme moyen d’accéder aux publics les plus précaires et lutter contre la grande exclusion. Le nom a tout de suite parlé d’ailleurs, pas besoin d’explication. Il a fallu attendre 1993, et un coup de pouce de Jacques Chirac, alors maire de Paris. Pour moi, le Samu social était par essence fondamentalement médico-psychosocial, forcément interdisciplinaire. Vous vous doutez des bagarres…
D’où votre départ ?
X. E. Oui, car on m’a fait la guerre ! Je n’étais pas légitime car présumé de droite ; pas légitime car médecin n’ayant rien à faire dans le social ; pas légitime car urgentiste et que l’on m’a toujours opposé, de mauvaise foi, l’urgence à l’insertion. Et puis il y avait les enjeux de pouvoir, la médiatisation, le lobbying associatif… J’avais compris qu’il y avait des bagarres qu’en tant que clinicien je ne voulais pas mener. Et puis il y avait des « petits hommes gris » : il fallait être dans les clous. Alors que la définition même de l’urgence c’est d’être hors des clous ! Enfin, les budgets ne répondaient plus du tout aux besoins d’hébergement, une grande partie servant à payer des chambres d’hôtel. Pour toutes ces raisons, je n’avais plus les manettes. Quand je suis parti, sur la pointe des pieds, il le fallait. Ce n’était pas un coup de tête.
En septembre, vous avez passé le flambeau à Marie-Arlette Carlotti à la tête du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD). Que retenez-vous de vos 18 années de présidence ? Quels succès, quels regrets ?
X. E. Des regrets, je n’en ai pas, j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai beaucoup aimé cette mission. Là aussi j’ai côtoyé des gens formidables. Et puis, j’y ai mené des combats, contre le logement indigne et insalubre, les expulsions… Sur le sujet, il y a quelques mois encore, avec le secrétaire général du HCLPD René Dutrey, nous sommes allés à Nice prendre notre bâton de pèlerin pour aider une personne. Et bien entendu, une de mes grandes batailles, c’est le droit au logement opposable (Dalo) instauré par la loi du 5 mars 2007.
Crise financière de l’aide AVDL, non-paiement par l’État de ses condamnations, plus de 59500 ménages reconnus au titre du Dalo en attente de relogement au 5 mars dernier du fait d’une « forme de renoncement de certains acteurs » [1]… Huit ans après la loi, le bilan n’est-il pas alarmant ?
X. E. Beaucoup de chemin reste à parcourir pour rendre le Dalo effectif dans notre pays. Malgré cela, c’est une réussite. En premier lieu du fait de son existence même. En second lieu car, même s’il n’est pas entré dans les mœurs, les choses avancent, doucement. Les systèmes ne peuvent pas bouger d’un coup. Il y a trop de conservatismes. Mais on assiste à de micro avancées qui, de proche en proche, irriguent, imprègnent la société. Les changements culturels doivent se répandre. Face au mal-logement qui frappe un nombre grandissant de nos concitoyens, nous devons maintenir un très haut niveau de conviction et d’indignation. Il faut une véritable insurrection des consciences des acteurs du logement et de l’ensemble de la société pour que la mise en œuvre du Dalo devienne une réalité.
Quels sont les autres défis qui attendent le HCLPD ?
X. E. Celui des 30 % de personnes à la rue qui souffrent de troubles psychiatriques lourds, avérés et non suivis [2] et qui, pour espérer trouver un accueil, doivent être folles ou criminelles ! Le constat amer, c’est que plus on a de molécules puissantes, moins on sait s’en servir. Et les gens soignent leur psychose avec l’alcool sous les abribus.
Et bien sûr, le défi pour au moins les cinq générations à venir, c’est l’accueil des migrants. La photo du corps d’un petit garçon syrien sur une plage a servi de catalyseur, de symbole, et a renversé l’opinion. Mais il y en a tous les jours dans les exils. Il faudra trouver des réponses à long terme. Car pendant qu’on regarde la Méditerranée, cela se passe d’Est en Ouest, et bien plus fort.
Quel regard portez-vous sur les réponses apportées à la « crise des réfugiés » ?
X.E. Elles sont largement insuffisantes, notamment car l’Europe politique reste à faire. En outre, nous sommes face à un moment médiatique : on réagit à chaud, dans l’émotion. On est dans le présent, sans mise en perspective, telle une civilisation du temps englouti.
Mais ces images et ce traitement médiatique, qui rappellent en 1979 l’exil des boat people, ne peuvent pas dire la complexité du phénomène, et nous empêchent de comprendre. N’oublions pas que lors de la Seconde Guerre mondiale, toute l’Europe était aussi sur les routes ! Migrants, demandeurs d’asile, réfugiés économiques, politiques, de guerre, bientôt climatiques… Les termes ne sont pas clairs, les concepts sont rudimentaires avec derrière, dans un pays de chômage de masse, la peur de l’islamisme radical. On a donc besoin d’une expertise claire. Car le monde entier s’est mis en marche. Nous sommes face à un changement profond de civilisation, à l’aube d’une complète métamorphose de notre vision de la société, qui sera constructive j’en suis sûr.
La politique de lutte contre l’exclusion est aussi sur le devant de la scène. Malgré les différents plans et chantiers nationaux, comment expliquer son échec ? Comment dégripper la machine ?
X. E. Le système n’est pas grippé, ce sont ses présupposés qui sont mal posés ! Cela ne marche pas car on n’a pas le bon angle d’attaque. En changer est une épreuve. Le système est inadapté car on n’a pas décrit l’exclusion dans notre société, les publics, les objectifs et les outils en fonction. Il faut regarder à la loupe. On est exclu par rapport à des institutions. Qu’est-ce que cela veut dire dans une société où règne le chômage de masse ? Pas plus que les « détenus » ou les « migrants », les « exclus » n’existent. Ce sont des gens qui, à un moment de leur vie, partagent un même sort. L’exclusion est un mal qui ronge, c’est d’abord la déliquescence du lien et des représentations symboliques. La sémantique a beaucoup d’importance car c’est une porte ouverte sur les symboles et les représentations. Par exemple, on ne parle plus des pensions de famille, que j’ai imaginées pour recréer du lien, mais de maisons-relais. Mais pour aller de où à où ? On parle de parcours résidentiel, d’accueil inconditionnel, de « logement d’abord », d’ouvrir des places… mais pour qui ? Jusqu’à quand ? Pour quoi faire ? Jusqu’où ? Faut-il séparer le logement de la santé ? De la psychiatrie ? De l’éducation ?… Il faut travailler en transverse et décloisonner.
Aujourd’hui, vous êtes conseiller auprès du directeur médical du Samu de Paris en charge du développement médico-social. C’est-à-dire ?
X. E. J’essaie de faire évoluer le Samu. Le 15 reçoit 30 % d’appels concernant des personnes âgées isolées. Cette solitude est un nouveau fléau. Et les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) appellent aussi le soir, la nuit, les week-ends. Il faut donc développer une réponse adaptée. Je suis en train de créer un institut de formation aux métiers de l’accompagnement. D’un côté il y a des personnes âgées isolées, de l’autre des jeunes en quête d’un métier : il faut former et préparer ces personnes afin de créer le maillon interdisciplinaire manquant. Car la technique ne remplacera jamais le medium humain.
[1] L’offre de logement à destination des ménages reconnus au titre du Dalo, 9e rapport du Comité de suivi du Dalo, 2015, à consulter sur www.hclpd.gouv.fr
[2] La santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Ile-de-France, premiers résultats, rapport final de l’Observatoire du Samusocial de Paris et de l’Inserm, janvier 2010, à télécharger sur www.inserm.fr
Propos recueillis par Noémie Gilliotte
Carte d’identité
Nom : Emmanuelli
Prénom : Xavier
Formation : Médecin anesthésiste-réanimateur
Parcours : Cofondateur de Médecins sans frontières en 1971 (président en 1980), secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence de 1995 à 1997, fondateur du Samusocial de Paris (président de 1993-2011), administrateur de l’Office français de protection des réfugiés et apatride (Ofpra) de 2009 à 2011, président du HCLPD de 1997 à 2015.
Fonctions actuelles : Praticien hospitalier aux Hôpitaux de Saint-Maurice, président fondateur du Samusocial International, conseiller auprès du directeur médical du Samu de Paris sur le développement médico-social, président fondateur de l’association Les Transmetteurs.
Distinctions : Grand Officier de l’ordre national du Mérite et Commandeur de la Légion d’honneur.