Ex-chef de service à l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, où il a dirigé le département de chirurgie cardiovasculaire, le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon fut chargé de l’enseignement de l’histoire de la médecine pendant dix ans à l’université Paris-Descartes. L’auteur de L’Incroyable Histoire de la médecine retrace pour Le Quotidien les mutations du secteur depuis 50 ans et les enjeux de demain.
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LE QUOTIDIEN : Quelles découvertes majeures ont révolutionné la médecine au cours des 50 dernières années ?
Pr FABIANI-SALMON : Il y a 50 ans, il n’y avait quasiment pas de médicaments, très peu de connaissances sur les grands domaines qui révolutionnent la médecine actuellement, comme l’immunologie et la génétique. Un demi-siècle plus tard, on connaît par exemple parfaitement le génome humain. C’est un progrès considérable dans l’histoire de l’humanité. Quant aux médicaments que nous utilisons aujourd’hui tous les jours, ils ont été, pour la plupart d’entre eux, mis au point au cours des 50 dernières années. Dans le domaine cardiovasculaire, on a découvert les bêtabloquants, les médicaments anticholestérol, mais aussi la plupart des grands médicaments traitant l’insuffisance cardiaque.
Les progrès des techniques interventionnelles ont été spectaculaires. La première circulation extracorporelle (CEC) date de 1953. On a ensuite assisté à un essor incroyable de la chirurgie cardiovasculaire. Initialement, les opérations étaient réalisées à ventre ou à thorax ouvert. Maintenant, on peut opérer une valve du cœur, sans ouvrir la poitrine, sans endormir le malade, sans faire de circulation intracorporelle, grâce à une valve que l’on entre dans l’artère fémorale. Si vous m’aviez parlé de ça quand j’étais interne, j’aurais sans doute dit : « C’est de la science-fiction, cela n’arrivera jamais ! ».
Selon le médecin, écrivain et universitaire Luc Perino, l’innovation pharmaceutique est en panne depuis 1980…
Il n’a pas totalement tort, dans le sens où les médicaments découverts avant les années 80 ont définitivement fait leurs preuves. Quant aux processus de mise sur le marché des médicaments innovants, ils sont devenus particulièrement longs et complexes. Il faut franchir de nombreuses étapes pour arriver à la phase 4 des essais cliniques. Par exemple, cela fait au moins 20 ou 30 ans que l’on travaille sur les vaccins à ARN. C’est une innovation thérapeutique fondamentale qui est en train de révolutionner une partie de la médecine. On va pouvoir l’appliquer au traitement des cancers ou des maladies infectieuses. Je pense aussi à l’immunothérapie qui est en train de révolutionner les traitements du cancer. Ces innovations assez récentes représentent des progrès considérables, ce qui contredit un peu les propos du Dr Perino.
Quelles ont été les transformations majeures de notre système de santé depuis 50 ans ?
La médecine s’est ultra-spécialisée. On a assisté à cette hyperspécialisation dans tous les domaines, avec, à la clef, des progrès considérables. En cardiologie, il y a désormais des cardiopédiatres, des rythmologues, des interventionnels… Mais cette hyperspécialisation peut aussi engendrer des effets pervers. Il suffit de voir le nombre de publications médicales dans le monde chaque année. C’est colossal. Mais aucun médecin n’est capable de les assimiler. On sera donc obligé de faire appel à des internistes, assistés par l’intelligence artificielle (IA) pour faire les synthèses indispensables.
Côté médecine de ville, les pouvoirs publics ont laissé dériver le prix de la consultation des médecins généralistes. Quand vous gagnez 25 euros par consultation [26,50 euros à partir de novembre, NDLR] dans une grande ville comme Paris ou Lyon, vous devez faire plus d’actes qu’il est souhaitable. Il y a incontestablement une paupérisation de ce métier. Les médecins généralistes n’ont pas toujours le temps d’examiner correctement les malades. Il faut absolument revaloriser le tarif de base pour leur permettre d’effectuer correctement leur métier.
Côté hôpital, la tarification à l’activité a été mise en place au début des années 2000…
La T2A, c’est une catastrophe ! Certes, le principe est plutôt sain, car il consiste à dire : « On sait exactement ce que vous faites dans vos activités hospitalières ». Mais cela aboutit à quoi ? Les actes sont devenus dominants dans le budget de l’hôpital. Plus on fait d’actes, et plus l’hôpital est content. En tant que chirurgien cardiaque, j’étais adulé par ma directrice d’hôpital ! Quand je prenais mon bistouri, des milliers d’euros tombaient dans les caisses de l’hôpital. En revanche, le jour où je discutais pendant une après-midi avec mes collaborateurs sur un dossier, cela n’était pas valorisé, pas du tout pris en compte par la T2A. Or, quand seuls les actes sont valorisés, et non pas l’activité intellectuelle, c’est une catastrophe pour le statut du médecin. Un médecin est avant tout un intellectuel, et on veut le transformer en technicien ! Il doit désormais avoir une sonde ou un bistouri dans la main pour que ses actes soient pris en compte…
Quels progrès majeurs ont été accomplis dans le champ de la prévention ?
On a fait des progrès considérables en termes de prévention, notamment en matière de maladies cardiovasculaires. Pour prévenir l’infarctus du myocarde, on demande désormais aux patients de respecter les règles hygiéno-diététiques, de faire de l’exercice, d’arrêter de fumer… En cancérologie, le dépistage permet désormais de prendre en charge beaucoup plus tôt un certain nombre de cancers. Certains cancers « aigus » sont devenus des maladies chroniques. Les traitements sont de plus en plus efficaces et on vit beaucoup plus longtemps avec un cancer. Dans le futur, les traitements vont encore progresser grâce à l’immunothérapie et l’utilisation des nanotechnologies. À l’avenir, on ne donnera plus les molécules par voie générale (chimiothérapie actuelle), on s’attaquera directement à la zone tumorale. Cela sera beaucoup plus spécifique, donc beaucoup moins traumatisant pour le malade.
En quoi l’intelligence artificielle changera-t-elle l’exercice de la médecine ?
L’IA va intervenir dans tous les domaines de la médecine. Elle sera capable de comparer les résultats faits à M. X à des milliards d’examens pour aboutir au diagnostic le plus probable. En radiologie, grâce aux algorithmes permettant la comparaison au « big data », on obtiendra en quelques secondes le compte rendu du scanner, comme si les dix meilleurs radiologues du monde venaient de l’interpréter. Nous n’aurons plus besoin du médecin pour interpréter les résultats.
En médecine générale, le développement des algorithmes va révolutionner le diagnostic médical. Grâce à un programme comme Watson mis au point par IBM, on peut déjà faire le diagnostic à partir de l’interrogatoire du malade. On l’interroge avec une centaine de questions, et le programme arrive, avec une réelle fiabilité, à vous donner les principaux diagnostics envisageables et les examens complémentaires à réaliser.
L’IA va jouer aussi un rôle important dans la thérapeutique. Elle proposera un certain nombre de schémas aux médecins. Par exemple, le plus efficace et le moins onéreux pour traiter la maladie, compte tenu du patient et de sa maladie. Mais ce sera toujours le médecin, qui, au final, prendra la responsabilité du diagnostic et du traitement.
À quoi ressemblera le futur de la transplantation d’organes ?
Dans la plupart des disciplines, les chirurgiens vont devenir des greffeurs d’organes. Ils seront capables de remplacer tous les organes et utiliseront des traitements anti-rejet de plus en plus efficaces. C’est déjà la réalité. Nous savons que le nombre d’organes disponibles et le nombre de greffons sont limités. Pour le cœur, il y a environ 450 greffes par an en France. Le nombre de greffons n’augmente pas depuis des années. Mais à l’avenir on sera capable de préserver beaucoup plus longtemps des organes en état de survie. On pourra donc les transporter et créer des banques d’organes. C’est un vieux rêve des chirurgiens qui y pensaient déjà au XIXe siècle.
L’autre évolution, ce sont les organes artificiels. On va mettre en place de plus en plus de cœurs artificiels, de foies artificiels, de reins artificiels. Aujourd’hui, ces derniers sont en dehors du corps. Pour le rein, il faut aller trois fois par semaine se faire épurer le sang. Mais, dans le futur, il s’agira de mettre en place un rein à l’intérieur du corps, ce qui changerait la donne.
Le clonage est-il une piste prometteuse ?
Oui, notamment le clonage d’organes, c’est-à-dire la possibilité, en partant des cellules d’un individu, de fabriquer en laboratoire un organe qui pourrait servir d’organe de remplacement, au cas où il en aurait besoin. Cela va finir par arriver un jour. Nous sommes déjà capables de fabriquer des organoïdes, des organes fabriqués à partir de cellules qui peuvent être utilisées pour l’expérimentation.