Nous sommes actuellement plongés dans une pandémie due au coronavirus Covid19. Cette nouvelle maladie car il s’agit bien d’un virus nouveau appartenant à une famille pourtant connue et très ancienne (les corona virus), mais inconnu des virologues et surtout de nos systèmes immunitaires humains. Il s’exprime d’une façon particulière par rapport à ses congénères : une contagiosité extrême (environ 6 fois plus que la grippe saisonnière), une action préférentielle sur les patients âgés souvent des hommes, alors qu’il respecte les enfants (qui sont pourtant porteurs et assurent sa dissémination), une action pathologique en deux temps : avec d’abord un syndrome grippal assez banal lié au virus lui-même, puis dans certains cas une atteinte pulmonaire grave (syndrome de défaillance respiratoire aigue), parfois mortelle, provoquée par une réaction immunitaire intense de l’organisme assez mal comprise à ce jour.
Un nouveau mal donc qui s’abat sur l’humanité ! Un mal qui pour certains ne peut que venir de Dieu pour punir les crimes des hommes. « Un Mal que le Ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre. »*
*Les animaux malades de la peste par Jean de La Fontaine. Fables, Livre VII, 1.
Réaction éternelle des hommes qui ne comprennent pas l’horreur du destin qui les frappe. Mais cette phrase avait été écrite par La Fontaine pour évoquer la peste et non pas le CoVid19. En effet, s’il est bien un mot qui a entraîné l’effroi un peu partout dans le monde depuis la nuit des temps, c’est bien celui de « peste ». La peste, maladie divine, envoyée sur la terre pour punir les hommes de leurs péchés, car il semblait évident qu’une telle puissance dans l’horreur ne pouvait qu’être envoyée par un Dieu Tout Puissant. Et tout semble recommencer, car les Cassandres de ce nouveau mal, imbues de leurs nouvelles connaissances, nous prédisent une atteinte généralisée en oubliant que toute épidémie finit toujours par s’éteindre d’elle-même car une proportion suffisante de la population (au moins 50%) est immunisée contre l’agent infectieux.
Marseille, décembre 1347
Rien n’égala pourtant l’horreur de la grande peste noire qui tua 30 à 50% des européens en cinq ans. L’enfer sur terre ! Mais, histoire de compliquer les choses, depuis l’Antiquité et jusqu’au Moyen-âge, toutes les épidémies s’affublaient du nom de peste et les sciences statistiques n’existaient pas. Mais la peste, la « vraie » peste, la peste noire, la « grande peste » quand est-elle vraiment apparue sur la scène des fléaux de l’humanité ? Cette peste, dite peste « bubonique », car elle se caractérisait par la présence de ganglions lymphatiques gonflés et douloureux (les bubons ou apostèmes en vieux français ) à l’aine et aux aisselles, sévissait de façon endémique en Asie centrale et en Chine. Si bien que l’Occident fut longtemps épargné, jusqu’à ce jour funeste de 1346 où les Tatars de la Horde d’or décidèrent d’assiéger le port de Caffa, comptoir commercial génois de Crimée sur les bords de la mer Noire. Le bacille de la peste (qui ne fut découvert qu’en 1898 par le grand Yersin à Hong Kong) véhiculé par les puces des rats noirs qui accompagnaient les troupes mongoles, toucha bientôt assiégeants et assiégés, car les assiégeants, malades, trouvèrent logique de partager leur mal avec les assiégés et catapultèrent les cadavres au-dessus des murs pour infecter la ville. En quelque sorte, les Tatars venaient d’inventer avant tout le monde la guerre bactériologique !
Cette guerre lointaine allait faire des petits car un bateau de commerçants génois put cependant s’échapper avant la fin du siège… Pour les génois, les affaires étaient prioritaires, et bons commerçants, ils acheminèrent d’emblée leur cargaison vers leurs clients européens pour limiter les retards et au passage récupérer leur dû. Pour cela, ils firent escale à Messine en septembre 1347, puis à Gênes et enfin à Marseille en décembre de cette même année. Et à chaque fois la peste noire s’y déclara au rythme du débarquement des marchandises et donc des rats qui les accompagnaient. Un genre d’épidémie expérimentale en quelque sorte. Ainsi on put suivre la peste comme on suivait les rats.
Une histoire de chats et de rats !
Petit détail de l’histoire : le gros rat asiatique porteur de la peste prit rapidement le pas sur le petit rat européen, d’autant plus facilement qu’à Marseille en 1347, il n’y avait plus de chats pour s’attaquer aux rats mongols ! Le lecteur, tenu en haleine par ce récit peut légitimement se demander pourquoi nos chats européens auraient été effrayés par les rats venus d’Asie ? Parce qu’ils étaient plus gros ou parce qu’ils étaient plus méchants ? Que nenni…
L’histoire est plus terrible encore et ne remet pas en cause l’humeur batailleuse et le courage de nos chats marseillais. En réalité, le Moyen-Age ne fut pas d’une façon générale une bonne saison pour nos chers greffiers. Ils avaient en effet la mauvaise réputation d’être des animaux maléfiques, investis de pouvoirs effrayants. Une bulle papale de 1233 avait même précisé que les chats noirs étaient les serviteurs du diable. On risquait même d’être soupçonné de sorcellerie par le seul fait d’en posséder un… L’inquisition se chargeant ensuite de combattre toutes les formes de sorcellerie et de satanisme, y associa naturellement l’éradication des chats. Si bien que les pauvres matous avaient disparus des villes et des ports, laissant le terrain aux rats, leur proie héréditaire.
Ironie de l’histoire, alors que les papes depuis Innocent VII demandaient l’intensification de l’éradication des chats — ce qui jeta dans le brasier plusieurs milliers de braves matous — la bonne ville d’Avignon, devenue cité papale, fut à son tour atteinte par la peste. Il est très vraisemblable que la présence des chats aurait pu freiner la propagation de l’épidémie qui causa des ravages dans toute l’Europe. On estime en effet qu’en cinq ans, la peste noire fit 25 millions de victimes soit 30 à 50 % de la population occidentale, laquelle il faut aussi le dire, était déjà bien affaiblie par les guerres et les famines ! Moralité de l’histoire, comme aurait dit monsieur de La Fontaine, pour des raisons différentes mais intimement liées, il ne faisait pas bon d’être un homme ou un chat, du côté de Marseille ou d’Avignon, dans ces années-là.
Visuel : Gui de Chauliac (1300-1368) d’après un tableau de l’école de médecine de Paris
Maître Gui de Chauliac (1296-1368)
C’est ici qu’il faut introduire un témoin oculaire de ce qu’il a lui même appelé « la grande mortalité ». Car Maître Gui de Chauliac fut non seulement chanoine vivant à la cour du pape d’Avignon, mais aussi médecin et chirurgien du pape. Il incarne très certainement le plus grand chirurgien du Moyen-Âge et par lui nous savons tout sur cette peste noire*, dont il fut lui même atteint (« il n’en mourrait pas tous, mais tous étaient frappés », comme disait La Fontaine !). Devant tant de légitimité je ne peux que vous rapporter ses mots avec la déférence que je dois à ce grand ainé, en me contentant d’assurer la traduction de ces dires dans un françois plus moderne que le sien…
• (Il fut l’auteur de « La grande chirurgie » qui fit référence à cette époque : Ed. en ancien français de Laurens Joubert, Lyon : Etienne Michel, 1579.
*Il fut l’auteur de « La grande chirurgie » qui fit référence à cette époque : Ed. en ancien français de Laurens Joubert, Lyon : Etienne Michel, 1579.
Et comme tout chirurgien, il commença gaillardement son récit en rappelant simplement les évènements : «La grande mortalité, telle qu’on n’en avait jamais entendu parler de semblable, apparut en Avignon en l’an 1348 de Notre Seigneur, durant la sixième année du pontificat de Clément VI… Ne vous déplaise si je la raconte pour sa merveille et pour s’y préparer si elle advenait de nouveau. Ladite mortalité commença pour nous au mois de janvier et dura sept mois. »
Et il poursuivait en décrivant les formes cliniques de la peste avec la minutie de l’homme de l’art. « La première dure deux mois avec fièvre continue et crachements de sang. La seconde est pendant toute sa durée une fièvre continue avec apostèmes (abcès) et carboncles* sur les parties externes principalement aux aisselles et à l’aine. On en mourrait en cinq jours. Elle fut de si grande contagion, spécialement celle qui était avec crachements de sang, que seulement en séjournant [auprès du malade] ou en le regardant, l’un la prenait de l’autre. Les gens mourraient sans serviteur et étaient enterrés sans prêtre. »
*Ce mot n’existe plus en français moderne. Il signifie cependant furoncle. Mais les anglais qui comme chacun sait ont pillé la langue française, gardèrent ce mot sous la forme carbuncle
Il faut des responsables !
Visuel : Flagellants faisant pénitence pendant la peste noire, Gravure sur bois, Nuremberg 1483 (BIU Santé Medecine)
Quand une telle horreur s’installe sur un continent entier, l’homme médiéval ne peut que chercher les causes de la colère de Dieu. Il faut faire pénitence pour la faute horrible qui a été commise et s’auto flageller à en perdre le cuir pour mériter la pitié. Mais, réflexe bien commun, la recherche de boucs émissaires alimentent les pratiques les plus viles, en particulier à l’époque, contre les juifs, les lépreux ou les inconnus*.
Que dit notre Gui devant ce marasme : « Plusieurs doutèrent de la cause de cette grande mortalité. En quelque lieu on crut que les juifs avaient empoisonné le monde, aussi on les tuait. En quelque autre, c’étaient les pauvres mutilés [les lépreux] et on les chassait. En d’autres, c’étaient les nobles et ainsi, ils craignaient d’aller par le monde. Finalement on en vint jusqu’à tenir des gardes aux villes et villages et ne permettre l’entrée à personne qui ne fut bien connue. Et si on trouvait sur quelqu’un des poudres et des onguents, craignant que ce fussent des poisons, on les leur faisait avaler […]. La charité était morte et l’espérance abattue ».
*Pour être honnête, il faut préciser que Clément VI tentera de s’y opposer, au moins en Avignon, en menaçant dès juillet 1348 d’excommunication les chrétiens qui s’en prenaient aux juifs.
Pour s’opposer à ces pratiques barbares du peuple, Gui trouva des explications qu’il jugeait scientifiques, à la mode de son temps en cherchant lui aussi des explications dans les cieux :
« Mais quoi que dise le peuple, la vérité est que la cause de cette mortalité fut double : l’une agente universelle, l’autre patiente particulière. Celle qui est universelle fut la disposition de certaines conjonctions des trois plus grands corps célestes supérieurs : Saturne, Jupiter et Mars, laquelle avait précédé en l’an 1345, le 24° jour du mois de Mars, au 4e degré du verseau. Car les plus grandes conjonctions signifient des choses merveilleuses, fortes et terribles, comme des changements de règne, l’avènement de prophètes ou de grandes mortalités. Elles sont disposées selon la nature des signes et les aspects de ceux auxquels elles correspondent. Il ne faut donc pas s’ébahir si cette grande conjonction signifia une merveilleuse et terrible mortalité […]. Elle imprima telle forme à l’air et à d’autres éléments que comme l’aimant attire le fer, elle émit des humeurs grises, adustes et venimeuses et les assembla au-dedans, y faisant des apostèmes desquels s’enfuirent fièvres continues et crachats de sang pour commencer tandis que la forme fut puissante et troubla la nature. Mais quand elle fut remise, la nature n’était plus troublée et rejetait au dehors, comme elle le pouvait, principalement aux aisselles et aux aines où elle causait des bubons et autres apostèmes de sorte que ces derniers, bien qu’extérieurs étaient effets des apostèmes internes. ». Voilà ce qui à l’évidence expliquait tout ! Une autre cause évoquée par Gui de Chauliac est « la disposition des corps comme la cacochymie, la débilitation et l’oppilation*
(Du latin oppilate, expression latine signifiant l’obstruction d’un organe. N’oublions pas que Gui parlait aussi bien le latin que le français de l’époque, que tous les cours et les discours scientifiques avaient lieu en latin et qu’il est vraisemblable qu’à la cour du Pape, le latin restait la langue véhiculaire. Ce n’est pas pour rien que le quartier des universités à Paris, s’appelle encore le Quartier Latin.)
dont mourraient le peuple, les laboureurs et ceux qui vivaient misérablement… ». Il accusait l’insalubrité des rues d’Avignon, qui étaient « comme à Paris » remplies de boues et d’immondices et les mauvaises exhalaisons provenant des monceaux d’ordures, d’excréments et de déchets de boucherie qui encombraient les rues et engorgeaient les caniveaux centraux devant assurer l’évacuation des eaux usées mais qui n’étaient pas nettoyées. On pense réellement comme Hippocrate que ce sont les miasmes qui sont responsables de la contagion ce qui justifie les feux purificateurs et les fumigations. Enfin il perçut bien que la surpopulation favorisait l’épidémie*
*La population d’Avignon qui était de 6000 habitants avant les Papes, s’est multipliée par dix pendant la période pontificale….
Ce qui en revanche n’affleura même pas les mérangeoises de notre chirurgien, c’était la question de l’hygiène corporelle et de la prolifération des parasites : puces et poux*. Si on se lavait un peu, on ne changeait en réalité que très rarement de linge. Mais surtout personne n’imaginait que ces parasites pussent intervenir dans la « mortalité », car on considérait qu’ils étaient générés par les excès d’humeurs du corps et on croyait à la génération spontanée des petits animaux.
• (Cette croyance en la génération spontanée est très généralisée jusqu’au XIXe siècle. C’est Pasteur lui même qui démontra magistralement son inanité grâce à l’expérience des éprouvettes à col de cygne, devenue célèbre.)
*On connait seulement depuis 1898, grâce à Paul-Louis Simond (1858-1947), médecin de la marine et pasteurien, le rôle de la puce du rat dans la transmission de la peste bubonique .
Et Gui de Chauliac fut également atteint par le fléau
« Vers la fin de la mortalité, je tombai en fièvre continue avec un apostème à l’aine et fus malade près de six semaines et en si grand danger que tous mes compagnons croyaient que j’allais mourir. Mais l’apostème étant mur et traité comme j’ai dit*, j’en échappai grâce au bon vouloir de Dieu… Durant ma convalescence, je colligeai les travaux de Maitre Arnaud de Villeneuve (L’un des plus grands médecins du bas Moyen-Âge.) et des docteurs tant de Montpellier que de Paris pour composer un électuaire thériacal. J’en prenais comme de la thériaque et fut préservé, Dieu aidant dont le nom soit béni pour les siècles des siècles. Amen ».
• (La thériaque est initialement un contre poison. Popularisé par Galien qui lafaisait boire à l’empereur Marc-Aurèle, elle contenait plus de soixante-quatre ingrédients végétaux, minéraux et animaux des plus variés, sans compter le vin et le miel. On y trouvait de la gentiane, du poivre, de la myrrhe, de l’acacia, de la rose, de l’iris, de la valériane, du fenouil et de l’anis. Il ne fallait pas oublier de la chair séchée de vipère, des rognons de castor et de l’opoponax sans doute pour donner du goût ! Chaque praticien pouvait ajouter quelques substances et modifier la composition.)
*Gui de Chauliac avait proposé l’incision des bubons, ce qui n’était pas une excellente idée.
Jean-Noël Fabiani
Jean-Noël Fabiani est l’auteur avec le dessinateur Philippe Bercovici de L’incroyable histoire de la médecine. De la préhistoire à nos jours en BD publiée aux éditions Les Arènes et a écrit, entre autres ouvrages, La Fabuleuse histoire de l’hôpital du Moyen Âge à nos jours (Perrin).
Photo Editions Perrin/DR
Source / Original : https://www.historia.fr/la-m%C3%A9decine-toute-une-histoire/comment-s%C3%A9tend-une-pand%C3%A9mie-chronique-de-la-peste-noire-de-1348