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ADMINISTRATION

Au début des années 1960, la sociologue Raymonde MOULIN publia une thèse volumineuse sur l’administration française.

Son étude m’expliqua un phénomène qui m’avait surpris ; nommé fonctionnaire dans l’un des services du Sénat, je m’attendais à y trouver une large majorité de « maçons » ; en fait, de « frères trois points », il n’y en avait quasiment pas ; en revanche, la quasi-totalité des fonctionnaires du cadre A (au sommet de la hiérarchie), étaient des catholiques pratiquants, qui allaient à la messe tous les dimanches, de sorte que le lundi, j’entendais comparer le prêche du jésuite X dans telle église, au sermon du dominicain Y, dans telle autre église.

Raymonde MOULIN donnait des pourcentages surprenants : dans la haute fonction publique,  la pratique religieuse était assidue, très largement supérieure à la moyenne des usages dans l’ensemble de la population ; la sociologue indiquait qu’en France le goût des offices religieux s’atténuait au fur et à mesure que l’on descendait dans l’échelle, exactement comme il baissait pour mes collègues, jusqu’au cadre D, le quatrième et dernier. Le Sénat ne faisait pas exception à une loi générale.

Je notai que les hauts fonctionnaires, mes collègues, très jaloux de leur autorité, avaient une idée quelque peu excessive de leur position, affectionnaient le paternalisme et surtout répugnaient à la délibération collective… La décision était l’apanage exclusif du Chef ! Bref, leur conception du pouvoir, issue du système pyramidal de l’Eglise, était loin d’être démocratique.

Je cessai alors d’être surpris par les opinions farouchement conservatrices de mes collègues directeurs ; et je sus aussi qu’il fallait en attendre des positions haïssables, telles que le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie et autres hantises catholiques.

A l’époque, je compris aussi pourquoi, en France, il était si difficile de changer quoi que ce soit, tout particulièrement dans le domaine des mœurs ; en 1960, le Pouvoir se montrait favorable au « dolorisme » chrétien et rigoureusement hostile à tout ce que condamne la religion.

 

Un demi-siècle a passé : il apparaît que les choses ont largement évolué, dans les dernières décennies. La thèse de Madame MOULIN ne serait plus d’actualité.

 

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Dans l’inconscient des Français, et pas seulement au Sénat, s’impose le système pyramidal de l’Eglise catholique.

J’en fis jadis l’expérience, quand pour le temps d’une année scolaire, je fus chargé par l’Ecole nationale d’Administration (E.N.A.) d’animer un séminaire consacré à la gestion des affaires culturelles dans notre Pays et, par comparaison, à l’établissement d’un modèle idéal. Huit mois durant, critiquant le système en vigueur, j’ai répété que la culture diffère totalement d’une mission régalienne telle que la Défense nationale ; où s’impose une nécessaire unité de vue, et donc une décision centralisée et une obéissance absolue, dans l’exécution des ordres de l’état-major, à partir des échelons suprêmes jusqu’à la base.

En revanche, la culture ne provient pas du tout des Pouvoirs publics ; elle est le fait des citoyens. L’Etat ne devrait intervenir que pour aider leurs initiatives. Et même, se faisant, il ne fallait pas, dans l’emploi des fonds, hésiter devant une pratique hautement déconseillée : « Saupoudrer les crédits » ; le plus souvent en effet, il suffit de quelques sous de subvention, pour que survive et fleurisse un petit festival de province.

A la fin de l’année, je reçus quatre ou cinq rapports qui énonçaient le contraire exact de ce que j’avais seriné en vain ; selon mes élèves, il convenait de centraliser la décision au maximum ; il fallait donc confier la responsabilité de la Culture à un ministre, dont les membres du Cabinet géreraient étroitement chaque domaine ; c’est tout juste si le conseiller chargé de l’Opéra ne choisissait pas lui-même les cantatrices à engager.

L’esprit de nos futurs dirigeants se révélait incapable de concevoir un système totalement décentralisé. Le système pyramidal de pouvoir leur était un modèle insurpassable ; ils ne parvenaient pas en concevoir d’autre.

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Lorsque je débutai ma carrière d’administrateur dans les services du Sénat, il n’était pas rare qu’à diplôme égal, mes émoluments fussent seulement la moitié de ce que gagnaient des condisciples recrutés par une société privée, alors même que nous avions un niveau comparable de responsabilité.

Sauf qu’en 1974, lorsque le quadruplement du prix du pétrole provoqua une grave crise économique et beaucoup de chômage dans le secteur privé, je découvris brusquement un privilège capital de la Fonction publique : la sécurité de l’emploi.

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En temps de crise économique et de chômage, l’opinion découvre le privilège qu’est la sécurité de l’emploi dans la Fonction publique.

Et de fait, il est plus que rarissime qu’un fonctionnaire soit chassé à jamais de son poste.

Ce principe protecteur d’ordre réglementaire est renforcé par une répugnance coutumière, cachée au sein des services mais fort efficace : nul bureaucrate n’incite à faire radier un collègue, même en cas de faute grave. Car il craint de voir s’instituer un redoutable précédent, dont inévitablement il redoute (on ne sait jamais) que ce dangereux instrument juridique ne soit, quelque jour fatal, invoqué contre lui-même. Et appliqué.

Pas de précédent, pas de règle ! C’est plus sûr !

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On aime à dire en souriant que la maxime préférée de l’Administration est  « Pourquoi faire simple quand il est possible de faire compliqué ! » Et de fait, on observe souvent ce penchant irrésistible en maint agent public dans le périmètre de ses responsabilités. : toute occasion est un bon prétexte pour alourdir les procédures en cours : on croirait qu’il invente une règle inédite pour imprimer sa marque de fabrique et se montrer indispensable.

Ce n’est pas tout : alors que parmi toutes les missions que lui assigne son service, sa tâche se réduise parfois à recopier un ordre qu’il reçoit de l’échelon supérieur, pour le transmettre à l’échelon subordonné, il ne peut s’empêcher d’adjoindre au message initial ses propres commentaires ; il le surcharge d’un supplément d’explications et de recommandations inutiles, de telle sorte qu’au bout du compte le message initial est perdu dans un fatras de formules inconsistantes.

Un général lance brièvement : « Donnez de l’initiative à vos subordonnés » ; compliqué à chaque transmission, cet ordre simple en peu de mots est finalement traduit par « Chaque échelon rendra compte périodiquement, en sept exemplaires, du niveau d’initiative qu’il aura laissé à l’échelon subordonné. »

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Dans les débuts des années 70, j’appris qu’un garage souterrain allait être creusé devant Notre-Dame ; je ne pouvais le croire, tant me paraissait impossible que les décideurs fussent incultes au point de ne pas penser au caractère exceptionnel du lieu : là où il était, le parvis recouvrait forcément des centaines de vestiges historiques. Il fallut pourtant me rendre à l’évidence : le creusement commençait.

 

Je consultai plus d’un archéologue ; ils m’expliquèrent qu’il demandaient en vain depuis des décennies l’autorisation de fouiller l’endroit, assurés qu’ils étaient de tomber sur des trésors historiques. Ils n’avaient jamais pu obtenir ce droit, refusé par d’une administration qui s’était, au contraire, empressée de l’accorder aux propriétaires ou exploitants du futur garage.

De plus, mon attention avait été intriguée par un silence surprenant : contrairement à ce j’attendais, nul académicien, nul savant de premier plan, n’avait lancé de campagne de presse préalable contre le futur garage. On me déniaisa : ce silence était voulu : « Ce que nous n’avons pu obtenir, ouvrir pour fouiller, les terrassiers vont le faire pour nous . au premier coup de pioche, le Paris d’autrefois va réapparaître ! ». Effectivement, le chantier fut interrompu et annulé ; et les spécialistes du Passé, enfin lâchés dans leur domaine, s’en donnèrent à cœur-joie. Des siècles d’architecture historique furent remis au jour… Comme on sait, une immense crypte archéologique occupe maintenant tout le sous-sol du parvis.

Je découvris plus tard que cette manœuvre machiavélique s’était retournée contre ses auteurs ; en effet, selon une tradition scandaleuse, mais apparemment sacrée, l’Etat met infiniment de temps à honorer ses dettes ; les entreprises attendirent des mois sinon plus qu’il les dédommageât pour l’arrêt des travaux. En conséquence, elles donnèrent pour consigne à leurs terrassiers de ne plus jamais signaler la découverte du moindre vestige, et surtout de le détruire aussitôt, pour empêcher qu’informés d’une telle trouvaille, les archéologues ne fassent aussitôt stopper le chantier.

Ce refus d’interrompre les travaux, même quand il le faudrait, entraîne une perte irréparable pour le patrimoine.

J’ai connu un tel cas ; et j’ai grand peur qu’il ne se soit généralisé.

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A l’occasion, il me fallut mesurer l’ignorance phénoménale des autorités (politiques ou administratives) qui approuvèrent et décidèrent l’implantation d’un garage, juste au pied d’une cathédrale médiévale.