DEBAT
L’expérience montre qu’il est impossible de persuader par un raisonnement, fût-il le plus évidemment logique, quand on se heurte à une conviction religieuse ou politique.
Les croyances sont hors du champ rationnel.
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Si vous mettez le doigt sur l’ESSENTIEL, vous offrez au contradicteur une arme idéale pour anéantir votre résumé. Son propos débute par une phrase inévitable : « Les choses sont bien plus complexes !» et il exhibe l’exemple de trois ou quatre exceptions, que vous avez volontairement laissées de côté. Le hic est que ces fameuses exceptions ne représentent que 10 %, alors que vous entendez mettre en lumière les 90 % prépondérants.
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Il arrive aussi que l’interlocuteur réagisse, à partir d’un mot, en sortant tout ce que ce mot lui rappelle de controverses adventices, même si l’argument qu’il avance est dépourvu de tout lien avec le thème du débat.
Pour couper court à un échange où l’on a le dessous, il ne manque pas de répliques expéditives, bien évidemment truquées, mais commodes : « Vous exagérez ! » « Mensonges ! Mensonges ! ». « Vous inventez tous ces chiffres !». « Si vous croyez les statistiques ! ». « Ces calculs sont grossièrement truqués ! ». « Les archives en question sont des faux évidents ! »…
L’avantage pour le polémiste qui use de tels procédés est qu’il est malaisé de répondre en peu de mots à de telles diversions.
Et de faire justice des arguments fallacieux.
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Dans la bouche des conservateurs qui combattent les idées progressistes, j’entends plus que souvent deux expressions, qui seraient plus ou moins synonymes : la « pensée dominante » et le « politiquement correct ».
Je relève une singularité : les polémistes oublient chaque fois de rappeler de quoi il s’agit exactement, comme si les deux notions étaient claires et évidentes. L’imprécision est bien commode !
Tout compte fait, le « politiquement correct » est si souvent invoqué que, dans les faits, il ne consiste plus désormais qu’à dénoncer « le politiquement correct ». A force d’abus, il est devenu son propre contraire !
Quant à la « pensée dominante » où s’exprime-t-elle ? De celle qui domine réellement, en s’étalant dans les journaux et en saturant la « télé », il me semble objectif de constater qu’elle n’a absolument rien d’une pensée « de gauche ».
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De certains gauchistes, je relève un procédé trop commode : se faire le champion d’une thèse édifiante, dont on sait par avance qu’elle excite contre elle quantité d’intérêts puissants, en nombre tel qu’elle n’a pas la moindre chance d’aboutir, ne serait-ce même que voir un début de réalisation.
Voilà une posture dont la noblesse ne prend pas beaucoup de risques.
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Il est très fréquent qu’au cours d’un face à face, l’interlocuteur ne s’oppose pas ce que j’avance : il se borne à me qualifier : « Ah ! Comme l’on reconnaît bien là, notre mécréant ! » Me voilà rangé dans une catégorie.
Mon partenaire ne répond pas à l’argument ; il classe l’argumentaire. Dans cette démarche, je reconnais le réflexe défensif automatique et inconscient qu’impose la lutte instinctive pour la vie. Un débat est une confrontation ;
il est prudent de vérifier si l’individu, avec qui l’on échange, est d’un clan ami ou ennemi.
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Il est en politique des « raisonnements » dont je ne parviens pas à saisir le bien-fondé.
Ex : Le pays P. est le seul à pratiquer une certaine politique ; DONC il a tort. Comme s’il était logiquement interdit d’innover. Qui se lance en premier est forcément seul au début, que la mesure nouvelle soit bonne ou mauvaise.
Ex : Dans le pays P., la proportion de telle action ou intervention est plus forte que dans les autres pays. DONC il a tort.
Mais la proportion contestée est peut-être encore trop faible.
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Pour combattre un argumentaire, un procédé habile est de commencer par : « On connaît bien cette idée… » ou « Longtemps on a cru que…» La thèse est classée discrètement dans la catégorie de l’obsolète. Elle n’a plus cours.
Cela est suggéré ; cela n’est pas dit ; le polémiste ne se sent ni responsable, ni coupable…
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Dans un débat, il n’est pas rare qu’un polémiste ne réponde pas à un argument (surtout rationnel) qu’il est incapable de ruiner ; préférant s’en prendre au penseur qui le produisit en premier, il l’accuse moralement de quelque ignominie, ou cite une histoire de sexe… C’est détourner le sujet, de la logique abstraite vers les usages sociaux.
Un tel procédé est sans effet sur moi, car je l’ai repéré depuis longtemps.
Qu’un philosophe ait eu des mœurs inconvenantes m’est complètement égal ; seules ses idées m’intéressent. Elles n’ont rien d’immoral.
Vous m’objectez que ce grand savant avait tous les vices ; peu m’importe ; sa vie privée n’est rien auprès de ses découvertes.
Inutile de me révéler que ce candidat politique est un féroce ambitieux ; je m’en doute ; je ne regarde que son programme.
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Maint discours politique n’en finit pas sur le diagnostic, mais est muet sur la thérapie.
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Un procédé couramment employé : confondre exprès deux termes voisins. Pour déprécier quelque penseur, vous assurez par exemple qu’il était antisémite, alors qu’en fait il combattait l’intolérance de tout monothéisme, dont relève la religion judaïque.
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Les conservateurs usent et abusent d’une arme dont l’emploi est banal, car général, dans leur camp : les interdits de la morale sexuelle… Sauf que cet argumentaire purement social est dénué de sens aux yeux de leurs adversaires progressistes, car situé hors du domaine de l’exactitude vérifiée.
Et même à moi, que me fait que tel homme de science ou de pensée ait été un coureur de jupons ; ou pire encore un « gay » ?
Le seul point qui m’importe : avait-il raison ou tort dans ce qu’il avança ?
Je préfère un libertin qui me démontre que la terre est ronde, à un saint ermite qui m’assure qu’elle est plate.
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Le débat politique se réduit le plus souvent à du pur verbiage, sans preuve ;
il n’est jamais sanctionné et ne peut l’être, car il agite des entités non vérifiables.
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