Hôpital : le temps de la refondation
Martin HIRSCH, Directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a publié une tribune dans l’édition du 3 mai 2022, du journal LES ECHOS.
Le système hospitalier français est en crise. Ceux qui y travaillent considèrent que cela va de mal en pis. Les fermetures de lits ne sont pas planifiées mais subies, en fonction de la disponibilité des professionnels. Le malaise concerne aussi bien des petits établissements que les centres hospitalo-universitaires les plus prestigieux, même si les problèmes peuvent y être différents. Il y a des établissements où il manque d’infirmières (dans le coeur des métropoles), d’autres où il manque des médecins, comme dans de nombreux établissements moins centraux. Cette crise s’accompagne d’une crise de la médecine de ville, dont les déserts médicaux sont la traduction la plus sensible, aussi bien en zones rurales que dans les grandes villes.
Le cadre issu de la réforme Debré a été formidable pour renforcer l’hôpital (et plus particulièrement les CHU), pendant toute la deuxième moitié du vingtième siècle. Il est devenu contre-productif au vingt et unième siècle et susceptible de l’affaiblir, après l’avoir sauvé.
Les difficultés hospitalières existent dans la plupart des pays. Les enquêtes faites auprès des dirigeants des 100 plus grands établissements mondiaux montrent partout une préoccupation sur les ressources humaines, un hôpital qui connaît une « mue douloureuse », un manque de personnels après les vagues COVID, et des interrogations sur le modèle financier. Les échanges entre hôpitaux confirment ces difficultés. En janvier 2022, quand nous avions à l’AP-HP 15 % de lits fermés, l’hôpital universitaire de Berlin, la Charité, comptait 43 % de lits fermés faute de personnels ! Nos systèmes de santé sont tous confrontés à un moment de changement profond de contexte, avec le vieillissement de la population, l’irruption des maladies chroniques, l’arrivée de thérapeutiques extraordinairement coûteuses, des évolutions technologiques majeures, les transformations liées à la digitalisation, le changement d’aspirations des professionnels et des comportements différents des générations actuelles, qu’ils s’agissent des médecins, des paramédicaux ou des patients.
Pour autant, il existe des spécificités françaises qui rendent plus difficiles les adaptations. La France est probablement le seul grand pays où les rémunérations des médecins et des paramédicaux sont fixées au niveau national avec une grande uniformité ; le seul grand pays où les statuts sont plus proches de celles de fonctionnaires régaliens que de professionnels qui produisent des soins, avec le besoin d’une grande technicité et d’une adaptation permanente. Le système français connaît de grandes rigidités qui ralentissent les évolutions. C’est probablement le pays où la traditionnelle coupure entre l’hôpital et la ville est la plus forte et évolue le moins vite, trouvant sa source dans des différences historiques qui ont du mal à être dépassées, alors que dans beaucoup de pays se sont construits des ensembles bien articulés, voire intégrés, entre centres hospitaliers et soins primaires.
L’hôpital français est malade de ses rigidités et des effets pervers des contournements à ses rigidités : il y a 20 ans, on a introduit les 35 heures avec en contrepartie une modération des salaires, qui a conduit à la fois à une désaffection des personnels, à des doubles emplois illégaux publics privés, à des efforts de productivité non récompensés. Le couvercle a été mis jusqu’au Ségur, du coup considéré comme un rattrapage du passé plus que comme un gage de reconnaissance pour l’avenir. Les rigidités du cadre d’emploi ont comme contrepartie une sous-rémunération, les deux étant anachroniques : la sécurité de l’emploi n’a pas de sens dans un univers où le risque de chômage est nul. Les hôpitaux sont considérés comme des établissements administratifs – c’est-à-dire des administrations – alors qu’il s’agit de lieux de « production », avec un débat pipé sur « l’hôpital entreprise », alors qu’il s’agit d’un « hôpital-administration ».
Au sein de ce monde hospitalier, l’AP-HP connaît à la fois le malaise hospitalier général et des difficultés particulières, liées à sa taille, à ses traditions, à une propension plus forte à la frustration liée à un sentiment d’« excellence empêchée » et terrain de résistances au changement plus fortes qu’ailleurs. Il en résulte à l’AP-HP à la fois une sous-performance chronique et une frustration généralisée.
La présente note, plaidoyer pour un changement profond, commence par les questions générales à l’hôpital public, avant de voir les problématiques spécifiques à l’AP-HP.
Le cadre issu de la réforme Debré, renforcé par les mesures prises dans les années 80 pour créer la fonction publique hospitalière et les statuts de praticiens hospitaliers, a été formidable pour renforcer l’hôpital (et plus particulièrement les CHU) pendant toute la deuxième moitié du vingtième siècle. Il est devenu contre-productif au XXIe siècle, très décalé par rapport à ce qui existe dans les autres pays :
- Pour les médecins
– Le même salaire pour tous les médecins, quelle que soit leur spécialité, entraîne des frustrations, des injustices et des départs (pour certains, le salaire peut être 5 fois plus élevé dans le privé ou dans d’autres pays), alors qu’il y a de différences considérables entre disciplines, qui sont généralement prises en compte dans les autres pays ;
– On a vu également que le Ségur a permis des revalorisations non négligeables, mais a laissé entier des problèmes patents, faute d’avoir été défendus par les représentants des professionnels et imposés par le gouvernement : les contraintes de la permanence des soins ne sont pas mieux reconnues (et on se retrouve à avoir des médecins seniors qui doivent faire des gardes pour moins de 300 euros !) et le travail de nuit (plus pénible, moins recherché) n’est pas mieux valorisé !
– La grande majorité des jeunes ne veut pas se projeter dans la carrière des générations qui les ont précédés. De même qu’il est fini le temps où on sort d’une grande école pour rentrer dans une entreprise, type Michelin, et d’y faire toute sa carrière, l’idée que dès l’internat on s’inscrit pour une vie professionnelle dans le même parcours initiatique en projetant d’y finir PU-PH et éventuellement chef de service, n’est plus le rêve de la majorité ; les jeunes médecins veulent qu’on leur garantisse quelques années d’un exercice qui leur plaise pour voir décider ensuite ce qu’ils feront la période suivante ;
Il faut revoir le cadre d’emploi des médecins comme des paramédicaux (et des équipes de direction)
– Le développement de l’intérim médical est la démonstration de l’inadaptation du cadre : quand le couvercle est trop fermé, la vapeur passe par les côtés ! avec cette situation absurde qui, en l’absence d’un juste milieu, fait coexister un cadre d’emploi trop contraint et trop peu rémunéré avec une possibilité d’exercice sans cadre et sans limite, avec des rémunérations qui peuvent atteindre 3.000,00 euros pour 24 heures !
– La nomination à vie dans un établissement a des effets pervers : la mobilité est très faible, vécue comme un échec, on bouge pour échapper à quelque chose plutôt que pour diversifier son parcours ; dans un hôpital universitaire, un praticien hospitalier a exactement le même cadre d’emploi qu’un praticien hospitalier dans un hôpital non universitaire alors que l’exercice est censé y être différent ;
– Le cumul des responsabilités (soin, enseignement, recherche, management, innovation) sur les mêmes personnes convient à quelques-uns, mais est contreproductif chez beaucoup ;
– L’organisation de la carrière est elle-même conservatrice et inflationniste : pour attirer les internes, il faut leur promettre des perspectives de postes (dans le service et la spécialité) ;
- Pour les paramédicaux
– On retrouve le même paradoxe de l’intérim, preuve que le statut proposé n’est plus adapté quand on préfère commencer sa carrière par l’intérim et qu’après quelques années d’intérim intégrer la carrière hospitalière faire diviser le salaire par deux avec des contraintes en plus ;
– Pour les paramédicaux, la possibilité d’évoluer dans la carrière pour valoriser ses compétences, faire un métier plus technique, tutorer des plus jeunes, enseigner, participer aux activités de recherche est très rare : dans un univers où les paramédicaux ne peuvent devenir des médecins, il faut leur donner des perspectives d’évolution de carrière qui permettent d’échapper au fait d’avoir le même métier et pratiquement le même salaire au bout de vingt ans ;
– La perspective de carrière ne peut être seulement celle de devenir « cadre », qui est un métier différent, plus administratif, moins proche du soin, plus gestionnaire, moins soignant ; certes, il faut faire évoluer le rôle du cadre mais ne pas en faire la seule perspective de progression de carrière ;
– Les enquêtes menées à l’AP-HP montrent que les jeunes quittent l’hôpital parce qu’ils n’y trouvent pas leur compte en termes d’ambiance et de charge de travail (ce qui pose la question du cercle vicieux : le départ de quelques-uns et donc l’alourdissement ponctuel de la charge de travail entraîne le départ des autres), et les plus expérimentés parce qu’ils veulent une meilleure articulation entre vie personnelle et professionnelle (ce qui pose la question du travail de nuit, notamment).
– Les métiers paramédicaux eux-mêmes évoluent et il faut à la fois penser l’évolution de la formation paramédicale en termes quantitatifs (augmentation des quotas) et qualitatifs :
o Il faudra toujours des infirmiers présents au lit du malade, avec une forte capacité technique, et l’universitarisation de la formation conjuguée à la crise sanitaire (qui a fortement vidé les stages de leur substance) donne aujourd’hui l’impression d’une perte de savoir-faire des nouvelles générations à leur arrivée à l’hôpital.
o Mais il faut aussi penser aux nouveaux métiers paramédicaux : nécessité de déployer des infirmiers de coordination, évolution des métiers de biologie et d’imagerie vers une technicité de plus en plus forte, besoin de nouveaux profils comme les conseillers en génétique, etc.
- Pour les directeurs
Si les directeurs d’hôpital sont de très bonne qualité, le système est très endogame. La fusion de leur école et de leur corps avec l’INSP et les administrateurs de l’Etat serait certainement un bon remède à cette endogamie, sans faire baisser la qualité.
Il faut repenser la gouvernance et l’ossature de l’organisation hospitalière
L’hôpital fonctionne avec trois chaînes hiérarchiques : la chaîne administrative, la chaîne médicale, la chaîne paramédicale ; c’est devenu une spécificité française. Contrairement à ce qu’on dit, la loi HPST n’a pas renforcé les pouvoirs des directeurs sur les médecins ; elle a amoindri les pouvoirs du conseil d’administration, devenu conseil de surveillance, et complexifié les pouvoirs médicaux entre chefs de service et chefs de pôle. Elle a maintenu ou accentué cette « neutralisation des pouvoirs ».
La médicalisation de la gouvernance est un impératif, mais la manière dont elle est pensée n’est pas adaptée : elle se traduit aujourd’hui essentiellement par la demande d’autonomie des chefs de service et de pouvoir donné à une commission élue ; l’autonomie des chefs de service n’est pas cohérente avec le besoin de transversalité et de parcours médicaux ; les médecins élus sont souvent coincés entre leur rôle de représentation de leurs mandants et leur responsabilité dans les décisions, ce qui rend leur situation inconfortable.
La vraie médicalisation de la gouvernance est un système dans lequel, des médecins exercent de réelles responsabilités dans les équipes de direction (y compris celle de diriger l’établissement s’ils veulent en assumer les responsabilités) et dans des départements médicaux plus vastes où ils peuvent mener des réorganisations, faire des arbitrages et non pas défendre leur propre service, leurs élèves, leurs lits, leurs propres projets. Cela suppose de mieux distinguer la fonction de représentation de la fonction de responsabilité opérationnelle.
Il faut également une « paramédicalisation » de la gouvernance, car les paramédicaux ne peuvent être considérés comme de simples exécutants (jusqu’au nom de « personnels non médicaux »), mais doivent participer à la gestion de l’hôpital, à l’évolution des métiers, aux grands choix. Leur place restreinte est une des explications du malaise.
Le fait qu’il y ait d’un côté une instance pour les médecins (la commission médicale d’établissement) et des instances pour les paramédicaux (le CTE devenu CSE) est anachronique : comme si dans une entreprise, il y avait un comité pour les représentants des ingénieurs, un autre pour les représentants des ouvriers ! il peut y avoir des instances de représentations par métiers, mais il doit y avoir là où on discute de projets, des médecins, des paramédicaux, des techniciens ensemble ! La récente loi « visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification » entrouvre une porte dans cette direction.
Les paramédicaux se retrouvent dans des « directions de soins » qui résultent des acquis de la grande grève des infirmières des années 90, comme gage de « reconnaissance », mais qui se traduisent par une hiérarchie supplémentaire, faisant doublon avec les directions des ressources humaines, orthogonales avec l’ossature hiérarchique des départements médicaux et des services. Qu’il puisse y avoir un lieu où se travaille l’expertise paramédicale est nécessaire mais pas une direction supplémentaire avec sa propre hiérarchie, qui se rajoute aux autres. Dans les autres pays, on trouve des départements médicaux, disposant d’une plus forte ossature et d’une plus forte autonomie, avec lesquels il est possible de contractualiser.
Il y a un sujet d’appartenance. Pour les médecins, on pourrait dire qu’elle est trop forte (son service, ses lits, sa vie professionnelle, ses querelles) ; pour les paramédicaux, elle est trop faible (les tensions de personnel et les absences obligent à des mobilités subies d’un service à l’autre) : C’est patent à l’AP-HP, divisée en 800 services médicaux.
Le service est lui-même un objet paradoxal : il est l’unité la mieux reconnue, la plus structurée, celle où l’on connaît ses collègues, mais à une taille trop petite pour pouvoir fonctionner dès lors qu’il y a des tensions (absences, départs, surcharge, etc.). Les structures plus grandes sont considérées comme trop grandes, trop hétérogènes, se superposant aux services. Il faudrait probablement des départements médicaux correspondant à un ensemble de quelques services, plutôt que des services de la taille actuelle ou des départements correspondant plutôt à dix ou quinze services. Mais cela supposerait de leur donner de vrais pouvoirs et non pas des pouvoirs considérés comme neutralisants ou superfétatoires par rapport aux pouvoirs du service.
Il faut donner des enjeux à la négociation au sein de l’hôpital
L’hôpital est un grand employeur où l’on ne peut négocier ni les salaires, ni les carrières, ni souvent les affectations. Les salaires résultent des cadres nationaux. Les carrières se décident à l’université pour les hospitalo-universitaires, ont peu de perspectives pour les non universitaires, qu’il s’agisse de médecins ou de paramédicaux. Les affectations des médecins dépendent de facteurs personnels, plus que d’une vision des besoins. Pour les paramédicaux, ils sont fonction des trous à combler !
Ces rigidités sont paradoxales pour des métiers pour lesquels il n’y a pas de risque de chômage pour les 20 prochaines années. Il faut redonner des possibilités de choix. Par exemple, en nommant les médecins hospitaliers dans des corps nationaux ou régionaux et en les affectant pour des périodes de cinq ans renouvelables dans un établissement, ce qui favoriserait la mobilité (qui deviendrait normale et non pas une anomalie).
Il faut que les établissements puissent négocier en leur sein des éléments substantiels de rémunération, pour qu’il y ait un enjeu aux négociations et une possibilité de répondre aux priorités et aux problématiques spécifiques.
Il est également intenable que les rémunérations ne tiennent pas compte des différentiels de coûts de la vie entre les territoires, ce qui donne des conditions de vie très différentes pour le même métier et les mêmes responsabilités.
L’idée est de se rapprocher de ce qui existe dans la plupart des pays de l’OCDE, avec des statuts plus souples, plus différenciés, favorisant la mobilité et la diversité des parcours et permettant à l’hôpital de choisir les médecins et aux responsables médicaux de composer leurs équipes. Cela pourrait passer par les changements suivants :
Revoir les statuts des médecins hospitaliers et hospitalo-universitaires
– Un changement du mode de rémunération : au lieu d’avoir un salaire uniforme (pour toutes les spécialités, pour tous les établissements, pour tous les territoires), d’avoir une rémunération en trois parts :
o La première part serait un « plancher » qui pourrait rester fixé nationalement et statutairement ;
o La deuxième part serait fonction d’un coefficient géographique lié au coût de la vie dans la région ;
o La troisième part serait à la main de l’établissement, en fonction de critères définis collectivement permettant de mieux rémunérer certaines spécialités, certaines fonctions, un investissement particulier dans la vie de l’établissement, des compétences ou une technicité particulière ;
– A cette rémunération à trois étages, concernant tous les praticiens hospitaliers, pourraient s’ajouter des éléments complémentaires :
o Maintien des primes de responsabilités (chefferie de service, etc.)
o Valences complémentaires (enseignement, recherche, etc. )
– Un changement dans la nomination et l’affectation : aujourd’hui un praticien hospitalier passe un concours national particulier : il postule sur un poste particulier dans un service d’un hôpital ; il est reçu s’il satisfait aux critères académiques et si le poste lui a été « fléché ». Une fois nommé, il appartient à ce service pour l’ensemble de sa carrière et ne peut bouger qu’à son initiative ou en cas de problème (avec une lourdeur très forte pour prouver l’insuffisance professionnelle, l’intérêt du service ou la faute) ;
– Un médecin hospitalier pourrait être nommé dans une région (ou nationalement) être affecté par période de 5 ans renouvelable dans un établissement ; ceci permettrait d’assurer la stabilité dans un corps et la souplesse d’affectation, pour des métiers pour lesquelles la notion de chômage faute de besoin n’existe pas ;
– Ce changement aurait un impact majeur sur la notion d’équipe, sur la capacité d’adaptation des établissements, sur les leviers managériaux qui sont aujourd’hui inexistants.
– La même notion pourrait s’appliquer à la valence hospitalière des hospitalo-universitaires
– Cela s’accompagnerait de changements dans la carrière universitaire, en favorisant la possibilité d’exercer des fonctions universitaires pour des périodes de 5 ans contractuelles, au côté du statut traditionnel de professeur des universités :
– Rien ne peut être fait sans régler le problème de la retraite des hospitalo-universitaires qui n’accepteront aucune réforme tant qu’ils ont la crainte de partir à la retraite avec moins de la moitié de leur rémunération active. C’est une problématique qu’il n’est pas possible de laisser perdurer plus longtemps : la question est de savoir si l’on peut obtenir des contreparties fortes à la satisfaction de cette revendication légitime.
Revoir le statut et la rémunération des paramédicaux
Pour les paramédicaux, comme pour les médecins, la rémunération serait à trois étages, dont un étage à la main de l’établissement.
La possibilité d’exercer des responsabilités supplémentaires (comme infirmier de pratiques avancées ou délégataires dans le cadre d’un protocole de coopération) ne serait plus une possibilité marginale, mais l’objectif serait de pouvoir garantir qu’une part substantielle des paramédicaux hospitaliers puissent accéder à ces évolutions de carrière vers plus de technicité, plus de responsabilité, plus d’initiatives et plus de rémunérations ; cela pourrait concerner un quart des effectifs paramédicaux, ce qui reviendrait, compte tenu de la pyramide des âges de pouvoir assurer à tous les professionnels qui le veulent d’accéder à ces responsabilités et ces rémunérations ; là aussi, il pourrait être envisagé que cela soit pour une période de 5 ans renouvelable, pour éviter une rigidification et une stratification des situations ;
Les paramédicaux devraient pouvoir accéder à des responsabilités « hospitalo-universitaires » rénovées au même titre que les médecins (dès lors qu’ils ont la formation scientifique requise) avec une participation reconnue à l’enseignement et à la recherche, les titres et la rémunération qui correspondent à ces missions. On a « universitarisé » les écoles paramédicales, sans universitariser les paramédicaux !
La formation des paramédicaux pourrait également être revue :
– L’autorisation et le financement des formations sanitaires devraient être repris par l’Etat, pour éviter la situation actuelle dans laquelle tout le monde se regarde en chien de faïence et se renvoie la balle du financement sur le sujet.
– Les exercices de prospective doivent intégrer les enjeux quantitatifs (augmentation de quotas) et qualitatifs (nouveaux métiers paramédicaux, cf. supra).
– Pour améliorer la formation, plusieurs pistes peuvent être poursuivies :
o Mise en place d’un financement Etat des promotions professionnelles internes aux établissements publics, avec un objectif de progression important. Au-delà d’être une mesure de la politique d’attractivité des employeurs, la promotion professionnelle est en effet une porte d’entrée particulièrement intéressante pour recruter durablement à l’hôpital public (et pas forcément dans l’établissement d’origine) des professionnels aguerris et motivés : les agents hospitaliers peuvent devenir aides-soignants qui peuvent devenir infirmiers, qui peuvent ensuite progresser. Ces promotions sont beaucoup plus faibles et plus rares qu’il y a 30 ans, parce que cela coûte très cher aux établissements qui doivent payer deux salaires pendant la durée de la formation. Ainsi, former en interne une aide-soignante pour qu’elle devienne infirmière coûte près de 200.000,00 euros !
o Assurer la qualité de la formation des IDE, qui passe aussi par l’achèvement de la formation lors des premières années d’exercice professionnel, en interdisant l’accès à l’intérim dans un délai de deux ans après la sortie d’école, comme c’est déjà le cas pour l’accès à l’exercice libéral.
o Faire basculer les formations initiales paramédicales dans un vrai système d’apprentissage, avec rémunération en cours de scolarité contre un engagement de servir. Cette mesure nécessiterait de revoir les maquettes de formation et de repenser la gouvernance (CFA/IFSI) mais poursuivrait à la fois un but de déprécarisation des étudiants et de fidélisation dans les services de soins.
– Pour améliorer les conditions de vie des étudiants, dont la précarité augmente, il serait possible de dédier une enveloppe à la création de maisons des étudiants paramédicaux avec loyers modérés, par rénovation des foyers étudiants existants, créations de nouveaux lieux dans le cadre des projets de restructuration hospitalière en cours ou réservation de places dans les foyers étudiants de droit commun (CROUS).
Assurer un véritable rapprochement entre la ville et l’hôpital
Dans de nombreux pays, les barrières que nous connaissons entre la ville et l’hôpital n’existent plus : les hôpitaux incluent des centres de santé, des centres de médecine ambulatoire. En France, il existe plusieurs facteurs de blocage : d’une part, les modes de rémunérations sont trop différents ; d’autre part, la crainte de l’« hospitalocentrisme » a cet effet paradoxal d’enfermer l’hôpital sur lui-même et d’entretenir une concurrence hôpital/ville plutôt qu’une complémentarité et une organisation structurée, ce qui est contreproductif quand il s’agit de suivre des patients chroniques ou d’organiser la prise en charge des patients âgés.
L’objectif est de construire des structures mixtes, liées à l’hôpital, permettant le salariat ou la rémunération sous forme d’honoraires, mais avec un lien contractuel entre l’hôpital et les médecins exerçant en soins primaires ; ceci devrait conduire à une organisation structurée entre les services d’urgence et les services de soins non programmés ou les CPTS, avec des projets médicaux communs et des équipes travaillant ensemble.
Débloquer les questions de gouvernance
Les évolutions de ces dernières années ont organisé des pouvoirs qui peuvent se neutraliser les uns les autres ou renforcer les antagonismes, avec une communauté médicale qui peut prétendre au monopole de l’intérêt des patients, des directions qui doivent incarner les contraintes, des cadres paramédicaux, qui doivent davantage être dans la gestion de ces mêmes contraintes que dans l’animation de leurs équipes, le tout dans des établissements où les leviers d’action sont en réalité très faibles et donc où les enjeux de pouvoir sont inversement proportionnels à la réalité du pouvoir.
- Débloquer les questions de gouvernance passe d’abord par donner plus de leviers aux établissements, plus d’enjeux aux négociations, discussions, consultations. La possibilité d’agir sur le principal déterminant, celui des ressources humaines, aussi bien médicales, paramédicales qu’administratives est la première condition. C’est ce qui est proposé ci-dessus. A défaut, tout ne sera qu’affichage.
- Il faut ensuite cesser d’avoir des chaînes de responsabilité parallèles. Penser que la question de la médicalisation de la gouvernance se traitera par des « chartes » entre directeur nommé et représentant des médecins élus est un leurre. Il faut des équipes de direction, des lieux de décisions, incluant médecins, paramédicaux et administratifs, pouvant probablement se choisir mutuellement, pour avoir envie de travailler ensemble, avoir un mandat commun, et non pas des « mandats » séparés, incompatibles entre eux : des directeurs nommés avec les mandats de la tutelle ; des médecins élus avec des mandats de défense de leurs mandants ; des paramédicaux considérés comme la variable d’ajustement et condamnés à la défense traditionnelle plus qu’à l’implication dans les décisions.
- Il faut donner des responsabilités à des structures médicales. Mais penser que ces structures médicales doivent être les services actuels est une erreur, en tout cas à l’AP-HP où il existe 800 services : avoir 800 responsables, c’est empêcher toute stratégie et toute régulation. Les pôles (devenus départements médico-universitaires à l’AP-HP) sont peut-être trop vastes et encore pas assez thématisés, mais dans la plupart des pays, les structures médicales qui ont des responsabilités sont d’une taille comparable.
- Il faut également continuer à élargir la place des usagers dans les lieux de gouvernance et leur donner plus de moyens pour exercer leur rôle (formation, expertise, voire indemnisation de leur mandat).
Le mode de financement nécessite plus des ajustements qu’un bouleversement
La focalisation « anti-T2A » est paradoxale quand on voit que c’est peu ou prou le système adopté par la plupart des pays, et qui ne fait pas l’objet du même rejet ailleurs. Les financements « intelligents », qui paraissent idéaux, sont très complexes à concevoir et à mettre en oeuvre. Plusieurs changements pourraient en revanche avoir un impact favorable
– Le premier serait le financement intégral par l’assurance maladie, évitant aux hôpitaux d’avoir à jongler avec les assurances complémentaires, émettre des millions de factures, devoir gérer le paradoxe des « suppléments chambre individuelle » et générer une complexité administrative considérable ; une simplification majeure pourrait intervenir soit en instaurant le 100 % assurance maladie à l’hôpital, soit en chargeant l’assurance maladie de récupérer la part des assurances complémentaires et des participations des patients, déchargeant l’hôpital de ce rôle ; le poids des « administratifs » à l’hôpital s’explique d’abord par la complexité de la facturation.
– Le deuxième serait de simplifier le mode de codage pour éviter d’y consacrer trop de temps médical et paramédical. Cela peut passer par une phase transitoire avec moins de contraintes, en attendant le moment où le codage sera automatisé et réalisé par des outils adaptés aux remontées exigées par le payeur, avec une cohérence entre les informations à saisir pour des raisons médicales et épidémiologiques et celles qui permettent d’allouer justement les ressources.
– Le troisième serait de favoriser davantage ce que cela n’ait fait aujourd’hui (malgré des progrès) les tarifications qui encouragent le traitement ambulatoire (il a fallu attendre l’été 2021 pour que les nuitées d’hôtel soient prises en charge par l’assurance maladie, alors qu’elles sont beaucoup moins chères que les nuitées en hôpital).
– Le quatrième serait de généraliser les mécanismes d’intéressement qui font qu’une structure médicale a un intérêt à des performances qui ne sont pas simplement des performances de gestion ou de remplissage mais bien des performances de qualité et d’organisation des soins.
D’autres changements pourraient être envisagés dans les hôpitaux hospitalo-universitaires. D’une part favoriser plus que ce n’est le cas aujourd’hui la possibilité de valoriser la contribution à l’innovation. D’autre part, recalculer les dotations recherche pour qu’elles puissent correspondre à du temps financé permettant conjointement à l’hôpital et à l’université de répartir le temps dédié à la recherche des hospitalo-universitaires, comme des hospitaliers.
L’AP-HP connaît plusieurs difficultés spécifiques ou plus exacerbées que d’autres hôpitaux universitaires :
- Sa grande taille et la structuration de ses activités médicales fait qu’elle est d’abord un champ de concurrence interne : les services préfèrent assurer la compétition entre eux que mettre en place des stratégies coopératives ou se rassembler dans des centres atteignant la taille critique et capable de rivaliser avec les grands services des grands hôpitaux mondiaux ; beaucoup de leaders sont porteurs de l’idée de grands centres, mais sont empêchés par leurs collègues et les adhérences hospitalo-universitaires ;
- Il existe une deuxième concurrence interne : celle entre les universités liées à l’AP-HP : il est très difficile de monter des projets qui transcendent les frontières des universités qui chacune veulent avoir des centres dans toutes les disciplines ;
- Ses hôpitaux, alors qu’ils appartiennent à la même entité, sont en réalité peu spécialisés : il n’a jamais été possible d’organiser des hôpitaux de proximité (urgences, aval des urgences) et des hôpitaux essentiellement de recours, ce qui conduit à avoir au sein de chaque hôpital cette troisième « concurrence », la concurrence entre les besoins d’aval des services d’urgence les besoins de recours ;
- Ces concurrences sont plus des rivalités que de l’émulation ;
- Il y a un état d’esprit « AP-HP » qui repose sur l’idée que les hôpitaux de l’AP-HP ont une patientèle très spécifique : des malades plus lourds, des malades ayant plus de difficultés sociales, des pathologies plus complexes, qui justifieraient un soutien particulier, des durées de séjour plus longues, des coûts plus élevés, alors que la part des patients présentant ces caractéristiques est réelle mais plus faible que les écarts observés ;
- La concentration de talents et la part importante d’hospitalo-universitaire fait que les sollicitations pour d’autres choses que l’hôpital sont nombreuses : des congrès aux médias, des commissions d’expert aux boards industriels, et qu’il peut y avoir une moindre implication dans le management des équipes au quotidien.
- Le coût de la vie en Ile de France et les difficultés de logement font que pour tous (médecins, hospitalo-universitaires, paramédicaux et autres personnels), le confort de vie est beaucoup moins grand que dans d’autres hôpitaux ; ce qui induit un sentiment de déclassement, des effets de fuite, des besoins de compenser par d’autres activités (double activité pour les paramédicaux, revenus complémentaires pour les médecins).
- Ses instances sont conçues comme des instances d’hôpitaux de taille classique : par exemple le rôle de la CME centrale est réglementairement le même que celui d’une CME d’un hôpital de petite taille, ce qui n’est pas adapté à un grand ensemble hospitalier, et qui conduit aussi à des concurrences ou des neutralisations avec les CME des groupes hospitaliers qui composent l’AP-HP, plus qu’à un fonctionnement fédéral, qui existerait davantage si la CME centrale émanait, en grande partie, des CME des groupes hospitaliers ;
- La vétusté de ses hôpitaux conduit à devoir consacrer une part importante des investissements à la rénovation, aux mises aux normes, à l’entretien, plus qu’aux équipements, ou au système d’information !
- Les résistances au changement y sont plus fortes qu’ailleurs :
– Parce qu’il est plus facile de considérer qu’on est « mal traités » que de se remettre en cause, quand on a par ailleurs, des éléments d’excellence incontestables ;
– Parce que les médecins de l’AP-HP sont des leaders d’opinion très écoutés et très influents ;
– Parce que la multiplicité des lieux de recours (les différentes instances locales et centrales, les instances universitaires, les collégiales de spécialité, les différents réseaux) freine les changements ;
– Parce qu’il y a le sentiment que devant des difficultés, il y aura toujours in fine un soutien qui compensera l’absence d’adaptations ;
– Parce qu’il y a finalement un certain nombre d’avantages au maintien de la situation pour un grand nombre d’acteurs
De tout cela il résulte :
– Une situation financière défavorable (un travail de comparaison avec les autres CHU a été réalisé et met en évidence les principales différences structurelles entre l’APHP et les autres)
– Un sentiment d’insatisfaction très partagé, une peur du déclin, une réticence à reconnaître sa part de responsabilité dans les difficultés ;
– Une difficulté à permettre aux talents de s’exprimer et de se réaliser ;
Par exemple, alors que le déficit en paramédicaux qui a conduit à fermer des lits, pourrait être l’occasion de rationaliser l’offre de soins, en regroupant certaines activités, en préservant les services les plus dynamiques voir en les renforçant, le réflexe est plutôt conservateur sur les organisations telles qu’elles existent.
Pour autant l’AP-HP a entrepris de nombreuses transformations, y compris de son offre :
– L’organisation en 6 GHU a permis de résoudre des problématiques qui duraient depuis des décennies (entre Pitié et Tenon, il n’y aura plus deux services de transplantation rénale à 1 km de distance ; les deux services d’hématologie de Necker et de Cochin vont être rassemblés dans un seul centre ; il n’y a plus « que » trois centres de transplantation hépatiques contre cinq il y a 8 ans)
– Des grands projets ont été actés : le regroupement de Bichat et Beaujon à Saint-Ouen ; le regroupement des hôpitaux Ambroise Paré et Raymond Poincaré ; la transformation de l’hôtel-Dieu apporte des ressources financières importantes à l’AP-HP ;
– La vente du siège, assortie d’une réduction des effectifs dans le cadre du projet « Nouvelle AP-HP » d’une vision plus fédérale de l’AP-PH, permet d’investir dans les hôpitaux ;
– Plusieurs sites gériatriques ont été fermés ou reconfigurés, alors que le poids de la gériatrie, du long séjour et des soins de suite reste très élevé à l’AP-HP par rapport à d’autres hôpitaux universitaires en France ou en Europe ;
– L’activité ambulatoire a fortement augmenté : elle est très majoritaire en médecine et représente plus de 45 % de l’activité chirurgicale ;
– L’ensemble des hôpitaux ont été dotés du même système d’information alimentation un entrepôt de données unique ; des services en ligne ont été mis en place (prise de rendez-vous, paiement, pré-admission) ;
– Un projet social a été négocié dans un cadre tripartite très novateur avec les médecins (qui l’ont approuvé à 80 %) et deux syndicats qui ont signé des accords (CFDT et SUD) ;
Cependant, le cadre actuel, et les caractéristiques du système hospitalier français, rendent d’autant plus difficiles de résoudre les problématiques structurelles et chroniques de l’AP-HP. Si on veut s’y attaquer à la racine, deux voies sont possibles :
La première serait de l’inscrire dans une réforme globale de l’hôpital public ;
La deuxième serait de faire un cadre spécifique AP-HP en le traitant comme un « grand établissement », comme cela est le cas pour les établissements supérieurs ; si dans le passé, le statut spécifique de l’AP-HP a été le prétexte à éviter les transformations, il s’agirait là au contraire d’avoir un réel contrat de transformation : plus de souplesse et de liberté contre une restructuration de l’offre de soins, à partir d’un schéma « tout AP-HP » avec moins de services redondants, des centres de plus grande taille critique, des hôpitaux plus spécialisés.
Mais si on considère qu’il n’est pas possible de résoudre les problèmes de l’hôpital avec les statuts actuels, il n’est pas facile de faire un statut particulier aux personnels hospitalo-universitaires, aux médecins et aux paramédicaux de l’AP-HP. Sans évolution des statuts, il est probablement difficile de faire faire à l’AP-HP sa refondation.
Comment faire accepter ces changements majeurs ?
Il y a aujourd’hui trois catégories, notamment parmi les médecins : une première composante qui a conscience que le système est obsolète, que les problèmes qu’ils rencontrent viennent de l’inadaptation des statuts ; elle est nombreuse, mais elle ne s’exprime pas collectivement et n’ose pas l’assumer, car personne ne voit le nouveau paradigme qui pourrait remplacer l’ancien ; une deuxième catégorie qui souhaite sauvegarder ce cadre et considère que seule la pression financière et régulatrice est en cause, avec une intention des gouvernements successifs d’affaiblir l’hôpital public : elle demande l’augmentation des rémunérations dans le même cadre d’emploi à vie et d’inamovibilité ; elle demande l’autodétermination avec la définition par les professionnels des effectifs nécessaires à leurs missions ; une troisième catégorie trouve son équilibre individuel dans un système collectivement déséquilibré et fait contre mauvaise fortune bon coeur.
De même que des grands problèmes ont été débloqués par des commissions prestigieuses (comme la commission Debré ou celles présidées par Marceau Long, lorsqu’il était vice-Président du Conseil d’Etat), une commission confiée à une ou deux grandes personnalités reconnues du monde de la santé incluant des professionnels de toutes générations (les jeunes qui sont ceux qui n’ont pas envie de s’inscrire dans le moule de leurs aînés sont ceux qui s’expriment le moins) serait de nature à faire un travail analogue à celui accompli en 1958.
Martin Hirsch (Directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris)