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UNE BOUSSOLE POUR L’APRES

Résumé
« Une boussole pour l’après » est un livre numérique (eBook), conçu et édité à l’initiative de la Fondation du Collège de France ; il rassemble 20 articles originaux écrits par des professeurs du Collège de France pendant la première période de confinement due à la Covid-19, de mars à mai 2020.
L’intérêt de cet ensemble tient dans l’analyse plurielle d’une situation inédite, apportant des clefs de compréhension, des éléments de réflexion pour le présent, et des perspectives – une boussole- pour l’après. En cela, il se situe bien dans la vocation du Collège, d’apporter un regard neuf, riche des diverses disciplines enseignées au Collège, et d’enseigner « la recherche en train de se faire ». Comme le dit Marc Fontecave dans son avant-propos, le Collège de France oeuvre à donner à chacun des outils pour mieux penser le monde.
Le présent résumé ne peut être exhaustif, il se veut fidèle aux réflexions et aux interrogations des auteurs et incite à découvrir le texte intégral.
La médecine face aux virus, une équation ancienne…et totalement nouvelle
Les zoonoses constituent les trois quart des infections émergentes contemporaines : le SARS et le MERS ont précédé la pandémie actuelle, montrant la capacité de certains coronavirus à faire un saut d’espèce, en passant de mammifères porteurs à l’homme ; cette propriété fait de ces virus une source majeure d’émergences à venir, posant ainsi la question de la relation de l’homme à l’animal et à son environnement, et la nécessité d’élaborer un plan de soutien durable à la recherche sur ce domaine.
Notre système de santé est en danger et la recherche de traitement et de vaccin se fait dans l’urgence. Déjà, Alain Fischer et Philippe Sansonetti rappelaient qu’il était indispensable d’appliquer une approche scientifique rigoureuse ; l’urgence ne doit pas entrainer la précipitation et ne peut justifier de se passer des protocoles de validation. Toute annonce non vérifiée ou prématurée peut provoquer, en outre, un engouement injustifié et dangereux.
Une épidémie peut être à l’origine d’une découverte inattendue, comme la possible interaction du virus avec le récepteur nicotinique qui pourrait expliquer, selon Jean-Pierre Changeux, la plus faible prévalence de la Covid observée chez les fumeurs.
Une place inédite des sciences dans la stratégie politique
Au-delà de l’aspect médical ou scientifique, l’épidémie est un fait social total englobant la société et ses institutions dans toutes leurs dimensions. Alain Supiot souligne que c’est en percevant le tout, ensemble, que nous percevons l’essentiel – ce que reprend à son compte l’approche du savoir par le Collège de France dans sa devise « Docet omnia ».
Ces réflexions mènent à repenser la place de la science face au pouvoir politique et à l’ordre juridique. Plusieurs disciplines, comme la biologie et l’économie, sont devenues des références normatives, tendant à guider le pouvoir politique et à intervenir dans l’ordre juridique : dans l’épidémie actuelle le gouvernement se repère aux consignes scientifiques pour guider son action, au détriment des libertés individuelles. Cela met en péril la démocratie et les libertés individuelles, mais aussi les sciences elles-mêmes.
Quelle politique appliquer en période d’incertitude qui est le propre d’une épidémie ? Mario Mondovani rappelle que Cicéron posait que le droit donne des règles de comportement pour surmonter l’incertitude, en érigeant le bien-être des citoyens et la sauvegarde de la communauté politique comme loi suprême pour l’homme d’Etat, fixant à la fois la boussole et la limite du pouvoir politique. L’un des problèmes à résoudre est de trouver une voie entre le bien-être collectif et l’individu, les restrictions individuelles étant vécues comme une privation de liberté.
La confiance des citoyens prend une importance capitale dans l’interaction avec l’autre, qui devient un facteur de risque, dans l’interaction avec la science et dans l’interaction avec le politique. Pierre-Miguel Menger distingue plusieurs niveaux de confiance : le premier est celui de la responsabilité individuelle ; un deuxième niveau de confiance résulte du regard porté aux professions humbles, que l’on est amené à considérer désormais selon leur utilité sociale. Le troisième niveau fait apparaître la fragilité de la confiance quand elle est allouée à l’expertise : la multiplicité des voix d’expertise des autorités politiques, scientifiques et économiques contribuent à affaiblir la confiance.
Une nouvelle culture peut naître de l’épreuve de la pandémie : une culture remotivée de la confiance, une culture de la coopération internationale, une culture des dilemmes de la conjonction du savoir et de la décision, en période critique et en contexte d’incertitude. Une culture non pas promulguée d’en haut, mais forgée directement par l’expérience du risque.
La mise en lumière des inégalités face à la maladie
Les historiens ont montré que les épidémies frappent de façon inégale les membres des sociétés dans lesquelles elles sévissent, qu’il s’agisse du choléra en Europe au 19ème siècle, de la grippe espagnole au début du 20ème ou du Sida. Aujourd’hui, les études faites chez les afro-américains aux Etats-Unis, ou en France chez les habitants des départements défavorisés, confirment que les risques sont bien plus grands pour ces catégories que dans la population générale.
La pandémie actuelle détruit l’illusion d’égalité de la société face à la pandémie. Didier Fassin analyse cette inégalité en distinguant trois conditions : la vulnérabilité liée à l’âge ou aux comorbidités, la discrimination (les détenus, les immigrés retenus, les exclus sociaux), et l’inégalité sociale (métiers exposés, environnement défavorable, densité de l’habitat, pauvreté). Les effets sociaux de la récession économique accentueront encore ces inégalités. La responsabilité collective doit viser à corriger les disparités suivant ces différentes situations.
Sur le plan individuel, Alain de Libera s’attache aux notions de compassion, d’empathie (souffrir dans) et de sympathie (souffrir avec) et pose la question philosophique : peut-on éprouver dans son corps la souffrance de l’autre, souffrir dans un autre corps que le sien ? Ces notions peuvent – ou non – aller jusqu’à la sollicitude et au soin. Attribuer à autrui la capacité de souffrir comme soi-même est déjà un premier pas, il doit être suivi d’action.
Une industrie française défaillante, une Europe décevante
En partant d’une étude à grande échelle sur les retards de la France sur les tests, Philippe Aghion, Elie Cohen et Timothée Gigout-Magiorani mettent en avant la désindustrialisation, la délocalisation, les chaînes de valeurs étendues. La France a désindustrialisé et délocalisé à outrance depuis des décennies, à l’opposé de l’Allemagne. Les entreprises ont peu investi en recherche et leur niveau d’exportation est insuffisant. Les auteurs proposent d’investir massivement dans la recherche et l’innovation, de développer une véritable politique industrielle et de se réapproprier le contrôle des chaînes de valeur sources menant à un avantage concurrentiel.
Et l’Europe, que fait-elle ? La crise du coronavirus nous éclaire sur l’état de l’Union Européenne (UE), comme le précise Samantha Besson : Les européens attendent beaucoup de l’Europe sur la santé, et même d’une Europe de la santé, mais la politique sociale est un domaine propre qui revient aux Etats membres. La solidarité européenne figure parmi les valeurs et les objectifs de politique intérieure et extérieure de l’UE mais n’est pas source de compétences directes. Il existe, certes, un principe de solidarité, mais ses contours sont flous, il s’agit plus d’une solidarité de fait que de droit. Néanmoins la clause de solidarité s’applique si un état membre est victime d’une catastrophe naturelle ; cette clause a permis aux Etats membres de bénéficier de l’aide du Fonds de solidarité lors de la pandémie. Dans l’avenir, une réforme des traités pourrait attribuer à l’UE des compétences sociales et fiscales. Les Européens, suite à cette crise, se rappelleront peut-être que l’Europe n’est pas seulement un marché mais une communauté de destin qui les amène à faire corps politique.
Quelles solutions pour les pays en voie de développement ?
L’impact de la pandémie sur les pays en voie de développement est un problème majeur, sachant que les systèmes de santé des pays du Sud sont très insuffisants pour faire face à la crise sanitaire et économique et que la pauvreté s’accompagne de comorbidités qui exposent les individus à un risque accru de morbidité et de mortalité. Loin de leur venir en aide, les pays les plus riches ont devancé ces nations dans la course aux équipements médicaux. Le coût humain est déjà lourd.
Outre les mesures de quarantaine et de confinement, il est indispensable que les pays pauvres puissent garantir des moyens de subsistance à leurs populations dans les prochains mois : Esther Duflot et Abjijit Banerjee proposent à ces pays d’instaurer un revenu de base universel simple et transparent consistant en un transfert rapide et régulier d’argent liquide visant à assurer les besoins essentiels. Le transfert des sommes d’argent directement aux citoyens se ferait en utilisant les téléphones portables qui sont largement répandus dans la population. Cette solution est déjà expérimentée au Togo, dans la région de Lomé. Il reste que les pays riches doivent donner une aide substantielle à ces pays s’ils ont pris la décision de verser un revenu de base universel.
Le temps des récits, un remède pour comprendre
Les pestes et autres épidémies ont traversé l’histoire de l’humanité, il nous en reste de nombreux récits que citent Antoine Compagnon et William Marx. Les textes peuvent faire de l’épidémie un simple élément documentaire, chez Defoe par exemple, le signe d’un désordre religieux ou cosmique, comme dans l’Iliade, l’annonce d’un ordre naturel inéluctable menant à la fin de la civilisation chez Marie Shelley ou Jack London. Ils peuvent encore mettre à nu les vices et les vertus des individus, salauds ou héros de cette sorte de guerre, illustrés par Albert Camus dans La Peste. La littérature donne un sens, elle est allégorique. Le récit est le remède contre le mal, il nous permet de dépasser l’expérience immédiate et de la transcender. La pandémie nous ramène à l’essentiel, c’est un douloureux rappel à la réalité et à notre condition mortelle si souvent occultée.
La sortie du confinement et l’après
La pandémie, une dernière chance de prendre conscience de notre communauté de destin ? Mireille Delmas-Marty nous propose de repenser notre rapport au monde. A l’image de la rose des vents, elle pose huit principes fondateurs au centre de la boussole, qui peuvent contribuer à la recherche d’un équilibre pour résoudre les tensions présentes dans le monde et nous orienter vers un droit mondial pluraliste, interactif et évolutif.

L’auteure se base sur trois types d’humanismes : un humanisme de la Relation qui relie chaque humain aux communautés de proximité, un humanisme de l’Emancipation qui inscrira les droits de l’Homme y compris les libertés fondamentales, un humanisme de l’Interdépendance sociale et écologique. Dès maintenant, on peut ouvrir deux chantiers : étendre la communauté des liens à « des biens communs mondiaux inaliénables » (la santé, le climat), élargir le statut de « personne juridique » à des vivants non humains ou aux générations futures, inscrire en droit la notion de « limites planétaires ».
Une conclusion ou une suite à venir ?
Tous les éclairages donnés dans cet ouvrage collectif ouvrent des possibles, ils font preuve d’une foi en l’avenir solidement ancrée, basée sur le passé et les expériences surmontées, en s’appuyant sur la créativité humaine et le sens de responsabilité de chacun. Un nouvel humanisme s’annonce.

Pierre Corvol
Professeur émérite au Collège de France,
Administrateur honoraire du Collège de France.